Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Jean Matricon, physicien, 1932-2023
Article mis en ligne le 4 juin 2023

par Laurent Bloch

Je ne pourrai jamais dire tout ce que je dois à Jean, tout ce qu’il m’a appris dans toutes sortes de domaines, sans lui je ne serais pas le même homme. Il vient de nous quitter. Je voudrais évoquer une période particulièrement riche de nos rencontres, c’était à la fin des années 1970, il travaillait à Jussieu, moi rue Croix des Petits-Champs, une fois par semaine nous nous retrouvions sous le péristyle derrière le Conseil d’État, là où sont maintenant les colonnes de Buren, et nous déjeunions dans le quartier. À chacune de ces rencontres Jean me faisait découvrir quelque chose de nouveau, un jour c’était « il y a un nouvel enregistrement des quatuors prussiens de Mozart, par un jeune ensemble, le quatuor Alban Berg, c’est très original, il faut absolument que tu écoutes ça ! », la semaine suivante c’était « les frères Troisgros viennent de publier un livre de cuisine révolutionnaire, tu dois regarder ça ! », chaque fois avec le même enthousiasme communicatif. J’écoutais les quatuors prussiens, je confectionnais les recettes des Troisgros. Et dans toutes sortes de domaines, la musique bien sûr, il m’a fait découvrir des œuvres et des interprètes hors des sentiers battus, mais aussi la littérature, la gastronomie, l’œnologie, l’architecture romane et gothique. Jean était un vulgarisateur hors pair, capable d’expliquer de façon très compréhensible des choses assez compliquées en physique ou en astrophysique, et il adorait cet exercice, qu’il a pratiqué à La Main à la pâte et en organisant des expositions à la Cité des Sciences de la Villette, avec son ami Patrick Besenval. Cette capacité exceptionnelle à expliquer procédait de sa soif inextinguible de comprendre. Je me souviens de conversations nocturnes et astronomiques à Cornusson, dans le Quercy : « cette grosse m.... qui se traîne là-bas au-dessus de l’horizon, c’est Jupiter »...

À table à Cornusson
A gauche au premier plan Jean, à sa gauche Len Sander, trois places plus loin sur la même rangée Dominique, au tout premier plan à droite c’est moi. Photo Mae Sander 1989.

Jean laisse en héritage au plus large public toute une collection de livres de vulgarisation, certains en collaboration avec ses amis Janine Bruneaux, Daniel Riberzani, Julien Roumette : Cuisine et molécules, Des observations des expériences pour comprendre le Soleil dans la vie quotidienne, L’invention du temps... J’accorderai une place particulière à La Guerre du froid. Une histoire de la supraconductivité, avec Georges Waysand, un modèle dont j’ai tenté de m’inspirer pour mes propres livres : un texte compréhensible par quiconque a un peu écouté les enseignants à l’école, entrelardé d’exposés un peu plus ardus identifiés typographiquement par un corps plus petit. En partant de la supraconductivité, ce livre embrasse de vastes horizons, l’invention de l’arme nucléaire, la guerre froide (c’est le cas de le dire...), la sociologie des mondes académiques.

Mais ce que Jean m’a appris par dessus tout, c’est qu’il y avait quand même dans la vie de bonnes choses, et que, sans sombrer dans l’hédonisme, il n’y avait pas de honte à en user, parce qu’avec l’ascétisme non seulement on se punit soi-même, mais on punit son entourage.

Jean a pu vivre jusqu’à la fin entouré de l’amour de Dominique, d’Émilie et d’Alice, qu’elles en soient remerciées. Et de ses innombrables amis, qu’il a bien mérités, par sa générosité hors du commun. Ce qu’il m’a appris continuera à m’aider.