Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Éric
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

À l’automne 1968 notre cellule PCMLF du XVIIIe arrondissement (deux membres, Jean-Claude et moi) reçoit le renfort d’une trentaine de militants, pour la plupart issus de la désagrégation de l’UJCML. Forts de cet effectif pléthorique nous décidons d’étendre notre champ d’opérations en créant un groupe pour la partie populaire du XVIIe arrondissement (entre les avenues de Clichy et de Saint-Ouen, avec distribution de tracts dominicale sur la marché des Moines) et en envoyant une escouade en avant-garde à Clichy. L’escouade est constituée de Mathilde, d’Éric Panijel, de Bernard et de moi. Nous n’avons pas conscience des transformations sociales en cours : ces quartiers ont encore des usines (Citroën à Clichy et Levallois) et une population ouvrière, mais plus pour longtemps, les usines vont fermer et les ouvriers déménageront en grande banlieue. Nos ventes de l’Humanité Rouge et nos distributions de tracts à la Porte de Clichy et sur le marché de Clichy le dimanche matin, où nous croisons parfois Charles Pasqua, ne soulèveront pas les masses populaires.

La conversion de Bernard au marxisme-léninisme, auquel il restera fidèle toute sa vie, reste un de mes remords. J’ai la faiblesse (peut-être la vanité) de croire en être au moins pour partie responsable, même s’il était un esprit fort et un intellectuel brillant, un peu plus âgé et nettement plus mûr et plus savant que moi (c’est lui qui m’a appris qu’il ne fallait lire Marx que dans la traduction de Jules Molitor aux éditions Costes), capable donc de mesurer ses choix et ses orientations, mais c’est justement un des caractères de cette époque, quand même assez exceptionnelle, que l’on ait pu y voir des hommes (moins souvent des femmes), munis de tout ce qu’il faut pour juger sobrement des situations, se laisser entraîner par des gamins incultes et irresponsables sur des chemins improbables. Si l’on fait abstraction de Jean-Paul Sartre, qui avait déjà largement fait la preuve de sa prédilection pour les aventures idéologiques (mais sans risque), comment comprendre autrement qu’un homme aussi posé que Claude Mauriac se soit embarqué aussi durablement sur la pirogue de la Gauche prolétarienne ? Certes, le spectacle des injustices du monde peut inspirer un désir d’action pour y remédier, mais pourquoi avec cette bande de fous ? L’engagement de Bernard était plus raisonné, mais il a quand même laissé tomber pas mal de choses, son travail au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines (dirigé par Haroun Jamous), et une vie parisienne qui peut-être le rebutait...

Éric Panijel est déjà apparu lors de chapitres précédents : au nombre des militants de l’UJCML ralliés au PCMLF après la débandade de la première à la rentrée 1968, il sera le plus réfléchi au sein du groupe de juifs antisionistes « Les Radis noirs ». Avant mai 68 il avait été établi à la campagne, ouvrier agricole dans une ferme de la Sarthe. Au tout début de notre militantisme commun, à l’automne 1968, un jour de distribution de tracts à la station Barbès-Rochechouart, nous nous retrouvons pour prendre le premier métro sur le quai de la station Courcelles, ce qui nous révèle mutuellement nos origines de classe, comme nous disons à l’époque (le boulevard de Courcelles est dans un quartier parisien très bourgeois, la famille d’Éric y possède un immeuble dont Jean-Jacques Servan-Schreiber est locataire). La révélation de notre judéité commune suivra très bientôt.

Avant son activité d’ouvrier agricole Éric avait fait une année de Math Sup, puis quatre années de médecine, et quitté ces deux filières, la première par objection morale contre la teneur de l’enseignement, la seconde par répulsion envers la profession médicale, son débouché. Au sein du groupe il ne postule à aucune position de pouvoir, mais applique la rigueur de sa pensée et l’exigence de sa morale d’une façon qui ne cesse d’impressionner les adolescents attardés et déboussolés que nous sommes pour la plupart. C’est lui qui m’enseignera, pour une bonne part, ce que cela signifie que d’être juif, et ce qui permet de distinguer l’antisémitisme de ce qui ne l’est pas, par exemple l’antisionisme, qui sera notre préoccupation pendant des années. C’est lui aussi qui attirera mon attention sur la distinction qu’il convient de faire entre la stupidité, une infirmité dont il faut plaindre les victimes, et la bêtise, une attitude volontaire, souvent choix judicieux par rapport à l’environnement social, mais qui mérite réprobation morale.