Blog de Laurent Bloch
Blog de Laurent Bloch

ISSN 2271-3980
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets informatiques et mes enseignements.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

Dominique Sabrier
Article mis en ligne le 21 novembre 2022

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

Au début des années 1990 Robert Nadot, ancien collègue à l’Ined, me propose de me joindre à lui pour rédiger les entrées relatives à l’informatique de la Grande encyclopédie Bordas. C’est un exercice d’un ascétisme formateur : « pour l’article “Pouzin, Louis” vous avez 340 signes », pas de quoi broder avec des anecdotes, surtout après avoir écrit en toutes lettres Massachusetts Institute of Technology ; ce fut d’ailleurs l’occasion de mon premier contact avec Louis Pouzin, par téléphone, je ne sais plus comment j’avais trouvé son numéro dans le Morvan.

La responsable éditoriale de l’encyclopédie est Dominique Sabrier, une femme de mon âge, qui mène le projet avec compétence, doigté, et fermeté quand il le faut. Une encyclopédie est un objet de haute complexité, la rédaction des articles doit respecter certaines règles, il faut en outre assurer une certaine homogénéité de style, et contrairement à une encyclopédie en ligne comme Wikipédia, elle dispose d’une surface de papier fixée à l’avance qu’il faut répartir à bon escient entre les domaines et les articles. Il y a des assertions ou des façons de s’exprimer qui conviennent dans un article ou dans un livre mais pas dans une encyclopédie ; ainsi Dominique m’apprend que l’Encyclopædia Universalis, inépuisable source de savoirs, ne mérite pourtant qu’à moitié le titre d’encyclopédie, c’est plutôt une collection d’essais, chacun conforme au style et aux partis pris de l’auteur, mais dépourvus de la neutralité dans le ton et dans le recours aux sources qui conviennent à une encyclopédie, sans parler de l’homogénéité. Tout au long de la rédaction des articles de la Grande encyclopédie Bordas (et de trois autres projets d’encyclopédie qui suivront) Dominique sera la gardienne vigilante des règles de l’art encyclopédique, et du nombre de signes dévolus à chaque article. Depuis que j’ai travaillé sous sa férule je sais beaucoup mieux abréger un texte qui aurait tendance à s’épancher.

Quelques années plus tard j’écris un livre, d’abord un polycopié pour mes étudiants, qu’un collègue m’encourage à publier. Je compose le manuscrit, le présente à quelques éditeurs, sans succès. Il m’apparaît que je suis un mauvais défenseur de mon livre, et décide de faire appel à Dominique, qui accepte. Elle consulte le manuscrit (un manuel de programmation informatique, domaine qui lui est totalement étranger), me conseille toute une série de corrections, tant linguistiques que stylistiques ou de mise en page, toutes très fines et pertinentes, elle s’avère une orfèvre de la langue française. Je lui indique un éditeur actif dans le domaine informatique, elle lui présente le manuscrit, il est accepté et publié aux Éditions Technip, en 2000, sous le titre Initiation à la programmation avec Scheme. Je publierai ainsi avec son aide deux autres livres d’informatique aux éditions Vuibert, Les Systèmes d’exploitation des ordinateurs et Systèmes d’information, obstacles & succès.

Au fil de ces travaux se nouent des liens d’amitié, nous déjeunons régulièrement ensemble, discutons de choses et d’autres. Il y a un sujet sur lequel nous sommes en désaccord, et qu’après avoir constaté le caractère durable de ce désaccord nous abordons rarement, c’est la question du conflit israélo-palestinien. Dominique, critique de la politique du gouvernement israélien, préoccupée par le sort des Palestiniens, reste fidèle à Israël où elle a vécu, étudié, travaillé, s’est mariée, dont elle parle la langue ; mon opposition à la politique israélienne est plus tranchée. Tout cela demanderait bien sûr une infinité de nuances pour préciser la nature et l’étendue des droits légitimes des Palestiniens, mais bon, nous ne sommes pas d’accord, sans que cela nuise à nos bonnes relations.

Le 4 mars 2014 Dominique m’annonce sa décision de quitter Paris. J’ai conservé son message électronique :

« Cher Laurent,

[...]

Pour ma part, je dois vous annoncer un changement prochain : en effet, après maintes hésitations (s’étalant sur neuf ans, si je compte bien), j’ai décidé de quitter Paris pour Bruxelles. Je partirai le 25 mars. Je vous donnerai bien sûr mes coordonnées, même provisoires.

J’espère que nous pourrons nous voir avant mon départ, et même si le Thalys réduit au moins un aspect de ce changement.

Avec toutes mes amitiés,

Dominique »

Et encore le 19 avril :

« Cher Laurent,

[...]

Vous trouverez mes coordonnées ci-dessous, et j’espère que nous aurons aussi l’occasion de nous voir ici ; ne manquez pas de me prévenir si vous venez, peut-être pour un colloque, ou pour une exposition — les raisons de venir à Bruxelles ne manquent pas.

Pour l’instant, c’est pour moi une phase d’organisation, mais je suis contente d’avoir fait ce pas si longtemps considéré.

[...]

Toutes mes amitiés ainsi qu’à Françoise,

Dominique »

Dominique m’avait dit à plusieurs reprises qu’elle ne se sentait pas en sécurité en France depuis les attentats de Mohamed Merah à Montauban et à Toulouse, raison pour laquelle elle souhaitait déménager à Bruxelles, ce qu’elle fit en mars 2014 après avoir pris sa retraite. Elle était en effet issue d’une famille juive polonaise pour qui les persécutions antisémites n’étaient pas une vue de l’esprit.

Et puis, après ce message du 19 avril, plus de nouvelles, mes propres messages restaient sans réponse, et je n’avais aucun autre moyen de joindre Dominique. J’ai pensé à un problème d’accès à l’Internet, Dominique n’était pas très technophile, cette coupure de communication me turlupinait, mais faute de solution simple j’ai renoncé à persévérer. J’ai eu tort.

Cinq ans plus tard, en février 2019, j’entends à la radio le compte-rendu d’audience du procès de Mehdi Nemmouche, jugé pour l’assassinat de quatre personnes dans la tuerie du Musée juif de Bruxelles, et soudain le journaliste prononce le nom de Dominique. Je cite France 3 Hauts de France : « Dominique Sabrier, bénévole française de 66 ans, a été assassinée au musée juif de Bruxelles en 2014. Elle est la seule des quatre victimes a avoir vu toute la scène et pu mesurer la “froide détermination” du tueur, a insisté son avocat lors du procès du djihadiste roubaisien Mehdi Nemmouche, ce mardi 20 février. » Le Parisien a également publié un article disponible en ligne. Je suis effondré. Apprendre une nouvelle de cette sorte est déjà terrible, mais prendre conscience du délai pendant lequel on l’a ignorée, par négligence il faut bien le dire... En cherchant un peu j’aurais pu savoir.

Ce quadruple assassinat a bien sûr provoqué une vive émotion, c’était le premier attentat antisémite en Belgique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À noter que le Musée juif dépend de la Ville de Bruxelles, n’est pas une institution juive, et de ce fait était moins surveillé par la police.

L’assassin de Dominique, ainsi que des touristes israéliens Myriam et Emmanuel Riva et de l’employé belge du musée Alexandre Strens, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une mise à disposition du tribunal de l’application des peines d’une durée de 15 ans par la cour d’assises de Bruxelles.