Le mois d’août 1963, à l’issue de ma classe de seconde, est consacré à un séjour linguistique en Allemagne de l’Est (République démocratique allemande, RDA), en compagnie d’une douzaine d’autres lycéens. Ma grand-mère est vice-présidente d’une association d’amitié avec la RDA, ce qui a présidé à ce projet. Tous les participants au voyage ont été choisis pour les relations de leurs parents avec la RDA ou avec le PCF, et nous sommes encadrés par une militante des Jeunesses communistes.
Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de la locution « séjour linguistique » : il ne s’agit pas d’améliorer notre maîtrise de la langue allemande, mais de procurer à de jeunes Allemands, étudiants en littérature française, l’occasion de parler français, dont ils sont, nous dit-on, « privés par le gouvernement capitaliste français qui refuse de leur délivrer les visas qui leur permettraient de venir en France ».
En 1963 le voyage en train de Paris-Nord à Berlin-Friedrichstraße dure vingt-quatre heures. Le train se divise en deux à Hanovre, une rame part vers Stockholm, la nôtre aura pour terminus Moscou (enfin, j’imagine, modulo un changement à la frontière polonaise, puisque les voies soviétiques n’ont pas le même écartement que les voies européennes. En 2010 le trajet Berlin-Paris durera huit heures). Le franchissement de la ligne de démarcation entre Allemagne de l’Ouest (République fédérale d’Allemagne, RFA) et RDA est l’occasion de contrôles policiers méticuleux, qui seront renouvelés au passage de Berlin-Ouest à Berlin-Est. Il nous est bien recommandé de ne garder aucun exemplaire de périodique occidental ou autre publication sujette à la censure communiste. Je retrouverai ce genre de contrôle des années plus tard en Arabie Saoudite, lors d’une escale à Djeddah en route pour Addis-Abeba.
Après une visite rapide de Berlin-Est, nous sommes accueillis à l’université de Greifswald, en Poméranie, près de la côte de la Mer Baltique, au sein de son Romanisches Institut (Insitut des langues et littératures romanes). Si un objectif de ce séjour était de nous convaincre des bienfaits du système socialiste, ce fut en ce qui me concerne un échec, le spectacle de Berlin où venait de s’ériger le mur et du pays occupé par des dizaines de divisions de l’Armée Rouge m’a vacciné durablement.
Je garde un bon souvenir (rétrospectif) de l’Allemagne de l’Est. Le directeur du Romanisches Institut, le professeur Nöckler, est probablement un notable du SED (le Parti), mais cela ne l’empêche pas d’être un intellectuel de grande culture et de parler un français suprêmement élégant. Les seules choses qui permettraient de deviner qu’il n’est pas un locuteur natif de notre langue sont un respect excessif de nos règles de grammaire et la citation trop fréquente de nos auteurs classiques. Néanmoins, il trouve des arguments pour justifier la relégation de Baudelaire dans l’enfer de la bibliothèque de l’institut, ce qui me donnera à rebours un argument de poids pour rejeter le communisme.
Les paysages un peu mélancoliques, couverts de forêts et de lacs, des collines du Mecklembourg et du Brandebourg, plus plat, sont une bonne introduction à la lecture de Kleist et de Theodor Fontane, celui-ci trop méconnu en France. Le film Good Bye Lenin ! de Wolfgang Becker donne de Berlin-Est et de ses environs une image assez conforme à mes souvenirs. La partie est de la ville a hérité des plus beaux musées, notamment le Pergamon Museum, où se retrouvent tous les trésors de l’empire ottoman, Mésopotamie incluse, que les Allemands pillaient (pendant que les Français et les Anglais faisaient de même en Grèce et en Égypte), par exemple un morceau du palais omeyade (661-750) de Mchatta, dans l’actuelle Jordanie.
Pour la seconde partie du séjour nous sommes accueillis dans des familles d’étudiants, pour moi ce sera chez une étudiante dont les parents habitent dans la banlieue sud de Berlin, non loin de l’actuel aéroport de Schönefeld. Je crains de ne pas avoir été un hôte très agréable pour ces gens qui se sont décarcassés pour rendre mon séjour plaisant. La proximité de la capitale donne accès aux musées et manifestations culturelles, j’assiste à une représentation du Lac des Cygnes, qui sera le point de départ de ma détestation de Tchaïkovski.
Curieusement, pendant ce séjour je rencontrerai l’antisémitisme, pas chez les Allemands, mais chez certains de mes compagnons de voyage français. Un antisémitisme insidieux, à bas bruit, comme celui auquel j’aurai le plus souvent affaire dans ma vie adulte. Ce sera l’origine de la brève période de ma vie où je placerai quelque espoir dans le sionisme.