Le roman d’Alice Zeniter, L’Art de perdre, est une histoire familiale que l’on sent très inspirée de celle de l’auteur. Le grand-père de Naïma, Ali, paysan de Kabylie, a petit à petit atteint le statut de notable villageois, lorsqu’éclate à la Toussaint 1954 la révolution algérienne. Le chapelet de hameaux, sur la crête de la montagne au-dessus de Palestro (aujourd’hui Lakhdaria), est l’enjeu du combat entre le FLN et l’armée française, les sentiments des habitants vont plutôt vers l’indépendance, mais l’armée coloniale est crainte, non sans raisons. La famille Amrouche, rivale de celle d’Ali, choisit le camp du FLN, alors Ali, sans avoir vraiment eu l’occasion d’en décider, se retrouvera implicitement dans le camp des Français, peut-être parce qu’il était ancien combattant de l’armée française (à Monte Cassino et pendant la campagne de France), et du coup qualifié, bien improprement, de « harki [1] ». Cette situation, créée en quelque sorte à l’insu des intéressés, évitera peut-être au village d’être massacré par les Français pendant la guerre, mais créera après les accords d’Évian de 1962 un danger mortel pour Ali et sa famille, qui réussiront d’extrême justesse à embarquer sur un bateau à destination de la France. En effet les autorités françaises sont plutôt désireuses d’abandonner à leur sort ceux des Algériens qui, pour une raison ou pour une autre, ont été considérés par leur compatriotes comme des traîtres, d’où des milliers d’exécutions sommaires et d’emprisonnements à l’issue d’une justice expéditive (impossible de donner des chiffres, même approximatifs).
À leur arrivée en France, ceux que l’on appelle contre toute raison « harkis » sont accueillis de façon indigne, conformément aux instructions de Pompidou lui-même (décidément un bien triste sire) : enfermement dans des camps de toile entourés de barbelés et exposés aux intempéries, régime carcéral, puis installation dans des hameaux forestiers coupés du monde. La France éternelle ne s’est guère montrée magnanime pour ceux qui l’avaient choisie, de gré ou de force. En tout cas, pour Ali et sa famille, l’Algérie est une histoire à oublier. Qu’ils se tournent vers l’Algérie qui les a rejetés ou vers la France qui les a relégués, ils ne trouvent qu’amertume et honte.
C’est cette histoire que Naïma, fille de Hamid et petite-fille d’Ali, va être amenée à retrouver, un peu par le jeu des circonstances. Hamid a fait des études et épousé Clarisse, fille de bourgeois bourguignons, et ne veut plus entendre parler de Kabylie, mais on ne se débarrasse pas aussi facilement de son passé. Et il n’est guère de jour où Naïma, comme les autres membres de sa famille, ne se heurte à son statut ambigu d’Algérienne pas vraiment algérienne, française mais quand même pas toujours reconnue comme telle. Notons ici que le mot « perdre », dans le titre L’Art de perdre, est à prendre au sens premier, perdre un objet, un bien, son héritage. Alice Zeniter nous dit ici qu’il faut apprendre à perdre.
Finalement, un concours de circonstances extérieures va conduire Naïma au village des crêtes, chez ses cousins, oncles et tantes de Kabylie. Cette rencontre lui permettra-t-elle d’atténuer l’amertume, de se débarrasser des maux de tête et des brûlures d’estomac, fruits du déni ?
En refermant ce beau roman, on peut être convaincu de deux ou trois choses. La « quête de ses racines » est un point de passage sans doute obligé pour la construction d’une personnalité adulte, surtout lorsque les origines familiales sont complexes et problématiques : elle est bien sûr vaine, seules les plantes ont des racines, mais il convient de rencontrer cette vérité suffisamment tôt dans la vie, en ce domaine les révélations tardives fabriquent des identitaires séniles. Et il est permis d’être redevable à plusieurs cultures, plusieurs pays, plusieurs religions même, de parler plusieurs langues : je connais quelqu’un qui mentionne sur son curriculum vitæ sa langue maternelle et sa langue paternelle. Au gré des circonstances on peut se réclamer de l’un ou l’autre bord, c’est légitime.
Les expériences que la colonisation a imposées aux peuples colonisés comportent, pour l’essentiel, des brutalités (jusqu’au massacre souvent), des spoliations, des souffrances morales que beaucoup de ceux qui les ont subies (ou qui les subissent encore) n’ont jamais pu surmonter. Frantz Fanon a décrit la profonde altération de l’être qui peut en résulter, et Hannah Arendt a pu écrire qu’elles avaient été le laboratoire où s’étaient élaborées les méthodes des génocidaires du siècle dernier. Les souffrances de ceux que l’on appelle à tort « harkis », et bien sûr aussi celles de leurs familles sont redoublées, parce qu’elles sont considérées comme inavouables et honteuses, par une large part de l’opinion, sur les deux rives de la Méditerranée. Déjà il y a une douzaine d’années Zahia Rahmani avait donné une expression littéraire de premier ordre à cette impasse ontologique. Alice Zeniter nous en donne une nouvelle mouture, bien différente mais aussi belle. Saluons ces jeunes femmes, parce qu’il leur faut un sacré courage.