Blog de Laurent Bloch
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Un film de Christophe Cognet :
À pas aveugles
Des déportés ont photographié les camps nazis
Article mis en ligne le 22 mars 2023
dernière modification le 23 mars 2023

par Laurent Bloch

Dans des camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l’enfer que les nazis cachaient au monde. Quelques dizaines de ces photos nous sont parvenues. En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste Christophe Cognet recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d’attestation. Avec mon épouse j’ai assisté à une présentation du film en présence du réalisateur, du producteur et du critique Jean Narboni.

Disons-le tout de suite, la vision de ce film est à peu près insoutenable, mais indispensable ; Christophe Cognet a un argument décisif : si ces femmes et ces hommes ont pris des risques insensés pour prendre ces photos, dans des conditions invraisemblables, avec l’espoir qu’elles nous parviennent, nous avons le devoir de les regarder. Le film ne montre bien entendu aucune des nombreuses photos prises par les nazis eux-mêmes.

Christophe Cognet travaille depuis longtemps sur les images du monde concentrationnaire produites par les déportés. Il a déjà réalisé les films « L’Atelier de Boris » (2004), « Quand nos yeux sont fermés » (2006) et « Parce que j’étais peintre » (2013), consacrés aux œuvres picturales ou graphiques des déportés, et écrit le livre « Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis » (Seuil, 2019).

Comme le réalisateur le précise, il a instauré dans le film une progression dramatique. Au début il nous montre des photos de Rudolf Císar, déporté tchécoslovaque employé comme infirmier à Dachau : par la force des choses, elles ont été prises le dimanche, à l’extérieur des baraques de l’infirmerie, on ne voit ni les prisonniers agoniser à l’intérieur, ni la violence du travail d’esclaves, elles pourraient sembler anodines. On voit aussi les photos de Jean Brichaux, déporté belge à Dachau. À Mittelbau-Dora, Wenzel Polak a pu prendre quelques clichés de ce camp, extension de Buchenwald.

Georges Angéli était photographe à Châteaudun ; déporté à Buchenwald, il a été affecté au service photographique du camp, parce qu’au début les nazis souhaitaient documenter leurs actions. Quand ils ont compris que cela risquait de se retourner contre eux en cas de défaite, de plus en plus probable après le débarquement d’Afrique du Nord et Stalingrad, ils ont détruit les photos, mais Georges Angéli a pu en prendre et les dissimuler de telle sorte qu’il a pu les retrouver après la libération du camp. Il a vécu jusqu’en 2010, Christophe Cognet a pu le rencontrer à plusieurs reprises.

À Ravensbrück Joanna Szydłowska a pris des photos terribles de femmes soumises à des expériences « médicales » par les médecins nazis, qui les appelaient les « lapins », par analogie avec les animaux de laboratoire. Ces femmes, et parmi elles plus particulièrement Weronika Szuksztul-Gołębiowska et Wanda Wojtasik-Półtawska, montrent les blessures qui leur ont été infligées, tout en essayant de sauvegarder leur dignité, par le soin de leur posture et de leur costume. Mon épouse a trouvé que cette séquence était la plus insoutenable.

Alberto Errera était capitaine dans l’armée grecque. Pendant l’occupation allemande il rejoint la résistance. Il est arrêté le 24 mars 1944. Juif, il est déporté à Auschwitz, puis affecté au Sonderkommando du crématoire V de Birkenau. Il est un des organisateurs du soulèvement du Sonderkommando. Le témoignage d’Alter Fajnzylberg nous apprend que c’est lui qui a pris les fameuses « photographies du Sonderkommando » début août 1944, avec l’aide de Dawid Szmulewski, un autre résistant, et de trois autres membres du Sonderkommando, Szlama Dragon, son frère, et Alter Fajnzylberg, qui montait la garde. Après avoir pris les photos, Errera a enterré l’appareil dans le sol du camp, pour le récupérer ultérieurement. Quelques jours plus tard il s’évadera, mais sera repris, torturé et tué, son cadavre exposé à l’entrée du camp à titre d’exemple.

Parmi les quatre photographies du Sonderkommando, deux d’entre elles montrent un groupe de femmes, nues, en plein air, qui croient se diriger vers les douches, alors qu’elles sont menées à la chambre à gaz. Les deux autres photos montrent, au même endroit, leurs cadavres sortis de la chambre à gaz et étendus sur le sol avant d’être brûlés sur un bûcher, parce qu’à cette date le crématoire était en panne. On y voit aussi s’activer les membres du Sonderkommando et, peut-être, un surveillant SS.

Christophe Cognet a consacré tous ses efforts à reconstituer les conditions de prise de vue des photos que montre son film. Il en a fait réaliser des tirages de grand format sur plaques de verre, ce qui lui permet de les placer devant la caméra et de les faire coïncider avec le motif de la prise de vue, selon un dispositif assez semblable, mutatis mutandis, à celui représenté par Peter Greenaway dans son film Meurtre dans un jardin anglais. Il demande aussi à des figurants de prendre la place des personnages photographiés, pour vérifier la vraisemblance de la reconstitution. Ce travail minutieux renforce l’hypothèse selon laquelle Alberto Errera aurait pris les photos depuis l’intérieur de la chambre à gaz, par un des orifices destinés à l’introduction des cartouches de gaz Zyklon B, c’est-à-dire sans pouvoir viser parce qu’il fallait tenir l’appareil à bout de bras en hauteur. Le choix de cet emplacement pouvait avoir deux motifs : les chambres à gaz étaient les seuls endroits du camp où les SS ne pénétraient jamais, ce qui diminuait le risque d’être surpris, et la scène à photographier était bien visible, malgré l’impossibilité de viser.

Dans le film on voit le réalisateur, accompagné de son équipe de tournage, des guides locaux et de l’historien Tal Brutmann, arpenter les sites des camps, à la recherche des lieux de prise de vue. Lors du débat qui a suivi la projection, Jean Narboni compare cette pérégrination à celle du personnage principal du roman de Franz Kafka Le Château, un arpenteur appelé par les mystérieuses autorités du château, mais qui de malentendu en quiproquo n’atteindra jamais son but. La démarche de se film est en effet admirable, mais son but hors d’atteinte.


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