Il y a peu, un ami américain m’a demandé, au débotté et au petit déjeuner, de lui faire un exposé sur les grands corps de l’État français. J’ai commencé, mais les sarcasmes de mon épouse ont coupé tous mes effets. Alors voici ce que j’aurais pu lui dire autrement.
Les grands corps de l’État français, et les grandes écoles créées pour y accéder, sont un mystère pour la plupart des observateurs étrangers ; les seuls qui pourraient sans doute comprendre, ce seraient les Chinois, puisqu’ils ont connu pendant des siècles une institution dont le système français est largement inspiré, le mandarinat.
Le mandarinat et le Système des Examens impériaux
Cet article emprunte à un texte non encore publié de Yue Zhang (Department of Political Science - University of Illinois at Chicago), Chinese Imperial Examination System as an Approach of Political Socialization - The Story of Chinese Jews in Kaifeng, 960-1911, certaines informations essentielles sur le système mandarinal. Apparu sous la dynastie Han, cette institution fonctionnait initialement selon des critères aristocratiques et méritocratiques assez variables et arbitraires, qui permettaient aux enfants de dignitaires d’accéder à des charges mandarinales de rang plus ou moins élevé. C’est l’empereur Kai-huang de la dynastie Sui qui instaura en 605 de notre ère le système des examens impériaux d’accès aux différents grades de mandarins, système en vigueur jusqu’en 1905, connu en Europe par l’intermédiaire des missionnaires jésuites du XVIIème siècle, et modèle des grands corps d’État et du statut de la fonction publique français.
Le système des examens impériaux était intégralement méritocratique et, en quelque sorte, démocratique. Le déroulement des épreuves et la correction des copies assuraient l’anonymat des candidats. Les examens étaient ouverts à tous (de sexe masculin), sans distinction d’origine sociale ni géographique [1]. Il existait des classes préparatoires, où la scolarité était certes payante, ce qui favorisait les candidats solvables.
Le texte passionnant de Yue Zhang explique comment les membres de la communauté juive de Kaifeng ont commencé à se présenter aux examens impériaux à partir du Xème siècle. Ceux qui ont réussi ont d’une part acquis des positions prééminentes dans leur communauté, d’autre part se sont de plus en plus intégrés à la société et à la culture environnante, ce qui a eu pour conséquence finale la disparition de cette communauté, par absorption dans la société générale (je résume à grands traits).
Grands corps français
Les grands corps d’État français se répartissent entre corps administratifs, recrutés principalement par la voie de l’École nationale d’administration (ENA), et corps techniques, recrutés principalement par la voie de l’École polytechnique (X). Le rang de classement à la sortie de ces écoles détermine l’accès aux corps par ordre de prestige : pour les corps techniques, Mines (créé en 1794), Ponts (1704), Insee (1946), Armement (1968) ; pour les corps administratifs, Inspection générale des finances (1816), Conseil d’État (1799), Cour des Comptes (1807). Le corps diplomatique et le corps préfectoral ne sont pas des corps unifiés au sens du statut de la fonction publique. Les corps militaires, qui ont leur raison d’être bien particulière, sont assez à part et je n’en parlerai pas ici.
Comme beaucoup de créations administratives, celles-ci reposaient au départ sur de bonnes idées : recruter les cadres de l’État sur la base de concours et leur donner une formation homogène dans des écoles bien organisées vaut mieux que le recrutement par droit de naissance, népotisme et trafic d’influence. Ainsi, avant la création de l’ENA, chaque corps recrutait selon des procédures locales et opaques, qui laissaient une large place à la cooptation lignagère, voire à la ségrégation (antisémitisme traditionnel de la Cour des Comptes avant la guerre).
Si la procédure de recrutement initial permet effectivement de recruter des personnels de qualité, le système devient vicieux à partir du moment où :
– il confère une rente à vie à ceux qui sont entrés, même si leurs performances ultérieures sont médiocres ;
– il restreint à une peau de chagrin la possibilité de recruter des éléments de valeur issus d’autres horizons, et encore moins de pays étrangers ;
– il réserve de fait les postes clés des services et des entreprises publiques aux membres de tel ou tel corps, même de qualité médiocre ;
– par tous ces moyens, il crée ce que Pierre Bourdieu a pu nommer une noblesse d’État, certes recrutée initialement sur critères méritocratiques, mais maintenue dans ses prérogatives jusqu’à la retraite sans considération de la qualité des travaux accomplis.
Des écoles pour former les membres des corps
Le système français des grandes écoles est étroitement lié, historiquement, à celui des grands corps d’État. Pour les corps administratifs, il se réduit à l’ENA. J’examinerai donc ici plutôt les écoles d’ingénieurs, dont les premières furent créées pour former les membres des corps, telles l’École des Ponts (1747), l’École des Mines (1783), l’École polytechnique (1794), mais qui se sont multipliées pour les besoins de l’industrie privée. Il y a actuellement en France 207 écoles d’ingénieurs reconnues par la Commission des titres d’ingénieur, cependant que de nombreux ingénieurs le sont devenus sans passer par une de ces écoles.
Pourquoi la France n’a pas l’université qu’elle mérite
Pour comprendre quelque-chose à ce paysage désordonné, il faut savoir que la France n’a pendant longtemps (jusqu’à la réforme Fouchet des années 1962-1967, en fait) pas eu de véritables universités, et que même aujourd’hui le système universitaire français est très déficient si on le compare à celui de pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre. La France avait été au premier rang de la naissance des universités dès le XIIème siècle, avec l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne, mais l’institution avait connu une longue décadence depuis le XVème siècle où elle avait été soumise au Parlement de Paris, puis exposée à la concurrence du Collège de France (1530), de la Compagnie de Jésus et des Oratoriens, sans oublier la tutelle pesante de l’Église et d’un pouvoir royal absolutiste, avant d’être finalement purement et simplement supprimée par la Convention le 15 septembre 1793, dans le contexte de la suppression des corporations.
La Sorbonne avait ainsi condamné Descartes et raté les Lumières, avant de disparaître sans gloire. Le XIXème siècle ne sera guère plus brillant, ni les deux Napoléon ni la Restauration ni la Monarchie de Juillet ne seront soucieux de rétablir une institution universitaire indépendante, pendant qu’à Berlin Wilhelm von Humboldt (le grand frère d’Alexandre) inventait l’université moderne, le laboratoire et la recherche scientifique, inventions dont les Américains allaient tirer profit pour développer ou créer leurs meilleures universités, et que les Français ne découvriraient vraiment qu’au XXème siècle, et encore. De ces péripéties résultent une université faible qui ne forme pas les élites de la nation et des grandes écoles faibles qui ne font guère ou pas du tout de recherche.
Grandes écoles françaises
Les grandes écoles sont un dispositif purement français, incompréhensible pour un esprit cartésien non-français, et à juste titre. Elles doivent leur existence essentiellement à l’inexistence ou à l’extrême faiblesse, selon les époques, de l’université.
Voici comment cela se passe. À l’issue de la scolarité secondaire (High School, Gymnasium), les meilleurs élèves peuvent postuler à l’entrée en classe préparatoire. Les classes préparatoires ne font partie ni de l’enseignement secondaire, ni vraiment de l’enseignement supérieur. Elles existent en version littéraire (hypokhâgne et khâgne, surnoms de « Lettres supérieures » et de « Première supérieure »), scientifique (hypotaupe et taupe, surnoms de « Mathématiques supérieures » et de « Mathématiques spéciales »), militaire (corniche), économie, gestion.
Les classes préparatoires sont organisées de façon exclusive pour la préparation au concours, personnellement j’y ai séjourné (hypotaupe et taupe) sans grand succès, mais une chose est certaine, j’y ai appris à travailler : 70 à 80 heures par semaine, d’exercices bien souvent sans véritable intérêt scientifique, mais qu’il fallait savoir résoudre sans coup férir. C’est un système assez punitif et très sélectif, prolongement de l’enseignement secondaire par les mêmes méthodes, pas de véritable formation intellectuelle mais un bourrage de crâne abrutissant. Le cinéaste suisse Frédéric Mermoud a réalisé un excellent film, La Voie royale, qui décrit de façon réaliste l’atmosphère irrespirable de la taupe. On pourrait aussi mentionner la scène initiale du film Les grands esprits d’Olivier Ayache-Vidal, interprété par Denis Podalydès, en khâgne cette fois. L’humiliation des élèves y est la méthode pédagogique de base.
À la fin de l’année de taupe (resp. de khâgne), que l’on peut redoubler, arrivent les concours, dont chacun donne accès à une ou plusieurs écoles. Le concours le plus prestigieux est celui de l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm (scientifique ou littéraire), puis viennent l’École polytechnique, les Mines, les Ponts, etc.
L’ENS (les ENS, en fait, il y a Lyon, Saclay, Rennes...) ont un statut à part : elles forment en principe à l’enseignement, en pratique surtout à la recherche, en tout cas pas au métier d’ingénieur, jusqu’à il y a peu elles ne délivraient pas de diplôme.
Les autres écoles de la filière scientifique sont pour la plupart des écoles d’ingénieurs, dont le diplôme procure, sauf accident, une garantie d’emploi sans encombre. Une fois réussi le concours, il est communément admis qu’il n’est plus guère nécessaire de travailler, mais les habitudes de la prépa garantissent une capacité de travail supérieure à la moyenne. Ces écoles disposent en outre de moyens considérables, le budget et l’encadrement par étudiant sont souvent d’un ordre de grandeur supérieurs à ceux des universités.
Une autre caractéristique des grandes écoles d’ingénieurs est leur corps enseignant : il n’est pas soumis aux exigences du cursus universitaire, il est le plus souvent recruté par cooptation parmi les anciens élèves, les affres de la concurrence scientifique lui sont épargnées, mais il dispose de moyens financiers et matériels que les universités lui envient. Il s’agit donc d’un corps enseignant souvent routinier, conservateur, exempt de vraie pratique scientifique. Ces habitudes expliquent le niveau scientifique inégal ou médiocre de ces écoles.
Pour résumer, ce dispositif est punitif et élitiste en classes préparatoires, paresseux en écoles, médiocre scientifiquement. Il est totalement inadapté aux exigences de la mondialisation : accueillir des enseignants et des étudiants étrangers demanderait des passerelles avec le système universitaire hérité de Humboldt, maintenant adopté dans le monde entier sauf en France. Ainsi, pour accueillir des étudiants étrangers, les Écoles normales sont maintenant contraintes de délivrer des diplômes, mais ils sont difficiles à comparer à ceux d’une université normale, de plus les « vrais » normaliens les méprisent et les étrangers ne comprennent pas ce que c’est.
Bref, ce système est calamiteux, mais comme depuis bientôt deux siècles il accapare les meilleurs élèves du secondaire aux dépens des universités, il serait difficile de le supprimer du jour au lendemain. On a une université faible et pauvre, face à des grandes écoles faibles et riches.
Un collègue dont la fille avait fait une partie de ses études dans une université allemande avait attiré mon attention sur un point important : quand un professeur d’université allemand donne son cours, il sait que dans la salle il y a ses futurs collègues. Pour un professeur d’université français, ce n’est en général pas le cas.
Une incorporation de ces écoles aux universités, selon un dosage judicieux, serait sans doute la moins mauvaise solution.
Visite aux États-Unis
À la fin des années 1980, les autorités académiques américaines avaient fait le constat de l’insuffisance qualitative et quantitative de leurs formations d’ingénieurs. Afin d’y remédier, ils avaient décidé de regarder ce qui se faisait dans d’autres pays, pour s’inspirer des meilleures expériences, et à cette fin d’inviter des représentants qualifiés de ces différents pays. Pour la France, ils s’étaient adressés à la Conférence des grandes écoles, dont ils avaient invité une délégation à Berkeley et à Davis, sur deux campus de l’université de Californie. Par suite d’un malentendu amusant, je faisais partie de la délégation.
La délégation était exclusivement constituée de polytechniciens, à deux exceptions près. Mon ami Yves Legrandgérard était à l’époque directeur du centre de calcul de Polytechnique, les organisateurs n’avaient pas imaginé une minute qu’il ne fût pas polytechnicien, et l’avaient donc mis sur la liste. Lui-même avait suggéré mon invitation (j’étais à l’époque directeur du laboratoire d’informatique du Cnam), et par transitivité ils ont cru que j’étais polytechnicien. L’erreur se révéla dès l’embarquement à Roissy, mais c’était trop tard.
Il y avait une autre exception, qui détonait dans le tableau : une délégation de l’École Nationale Supérieure de Biologie Appliquée à la Nutrition et à l’Alimentation (ENSBANA) de Dijon, visiblement snobée par les autres, mais dont la présence avait été expressément demandée par le département d’agronomie de Davis, au cœur du vignoble californien, et très désireux d’obtenir pour ses étudiants des stages au cœur du vignoble bourguignon.
Donc, nous voici à Berkeley, où nous étions somptueusement reçus. Jacques Lévy, à l’époque directeur de l’École des Mines, au demeurant un compagnon de voyage fort aimable, fut chargé d’exposer aux Américains le dispositif français de formation des ingénieurs. Il projeta des transparents avec de nombreux rectangles reliés par des flèches dans tous les sens, dont il se dégageait l’impression que les rectangles de Polytechnique et des Mines étaient nettement au-dessus des autres. Il n’avait pas très bien su où mettre l’ENS, qui était à part dans la marge, mais pas trop haut quand même.
C’était incompréhensible, les Américains ont répondu poliment qu’ils n’avaient pas très bien compris, et ils posèrent une question déroutante : combien se délivrait-il de diplômes d’ingénieurs en France chaque année, et combien cela coûtait-il ? Après un léger brouhaha, il leur fut répondu que la France délivrait chaque année un peu plus de 10 000 diplômes d’ingénieurs, pour un coût que j’ai oublié, mais élevé. Nos hôtes Américains ont conclu in petto que c’était improductif et cher [2].
Je garde d’excellents souvenirs du reste du voyage, avec visites et dégustations dans la Napa Valley et la Sonoma Valley, par exemple dans les chais de la branche californienne de Moët et Chandon (excellents produits).
Conséquences pour la société
Les conséquences pour la société française du système d’ordres et de castes engendré par les grands corps et les grandes écoles sont celles que l’on observe dans toute société de ce type :
– la mobilité sociale diminue continûment : la proportion d’élèves de catégories sociales modestes qui accèdent aux grandes écoles diminue chaque année ;
– l’esprit de caste sclérose les esprits : les écoles les plus prestigieuses passent complètement à côté de la révolution informatique ;
– l’impunité assurée aux membres des corps lorsqu’ils sont impliqués dans des affaires qui conduiraient en prison n’importe quel petit entrepreneur privé (Crédit Lyonnais, Areva, 56 morts de l’accident de la gare de Lyon) a un prix différé qui se paiera un jour.
Mais qu’il me suffise de conseiller au lecteur de consulter L’Ancien régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville pour savoir ce qu’il en coûte de prolonger à tout prix la survie d’un système aussi périmé. Si l’université continue à péricliter cependant que les grandes écoles se sclérosent dans une opulence que rien ne justifie, c’est toute la société qui en souffrira. Le financement public des filières de qualité de l’enseignement supérieur est un exemple typique de circonstance où les pauvres paient pour les riches, et ils finiront un jour par s’en apercevoir.
Conséquences pour les individus
Ce n’est pas parce qu’un dispositif est mauvais pour la société dans son ensemble qu’il ne peut pas présenter des avantages pour chaque individu qui y participe, c’est même généralement le cas. Ainsi, le statut de la fonction publique française est sous-optimal, mais la pression qu’il exerce sur les autres formes d’emploi en fait un choix judicieux pour beaucoup de catégories de salariés, ce qui en retour accentue ses inconvénients, un vrai cercle vicieux. De même, ce sont les privilèges et les comportements des pilotes d’Air France qui engendrent les injustices subies par ceux de Ryanair, ce qui peut inciter à sortir dans un bon rang de l’École de l’aviation civile.
Le système des classes préparatoires est punitif, destructeur psychologiquement, abrutissant intellectuellement, scientifiquement pauvre, mais si l’on réussit à s’en sortir à bon compte (c’est-à-dire dans une école de haut rang) il ouvre des portes très avantageuses dans la société française [3] : garantie d’emploi à vie, accès facile à des postes élevés sans avoir grand-chose à prouver, réseau fructueux de relations, etc. Devant un comité de sélection français, un tel pedigree est imparable, le comité de sélection qui tombe sur un CV avec l’ENS ou l’X entre immédiatement en épectase [4]. Évidemment c’est catastrophique, cf. Tocqueville.
Lorsque j’étais à l’Institut Pasteur, il y avait à un instant donné 300 thèses en préparation sur le campus, soit, si on retient la durée canonique de trois ans, 100 soutenances par an. L’Institut Pasteur et les unités Inserm et CNRS présentes sur le campus ouvraient bon an mal an de 10 à 20 postes pour de jeunes chercheurs en biologie. Il faut savoir que tous les candidats normaliens ou polytechniciens étaient pris (sauf accidents individuels), les autres se battaient pour les miettes. Autant le savoir avant. Pour les postes en sociologie, c’est la même chose. On voit ici que le problème est celui de filières encombrées avec peu de débouchés, ce qui expliquait le succès du cours d’informatique pour biologistes que nous avions créé, qui assurait un emploi à tous nos étudiants, autrement confrontés à quelques difficultés.
La bonne nouvelle, c’est que l’informatique est épargnée par ce dilemme. Les grandes écoles prestigieuses ne s’y sont jamais intéressées, ce qui fait que l’on peut accéder aux meilleures formations sans passer par les classes préparatoires. Si l’on se sent une fibre théorique et formelle, il y a d’excellents cursus à l’université (Paris-Sorbonne, Bordeaux, par exemple). Si l’on préfère les aspects plus techniques, il y a d’excellentes formations d’ingénieurs en cinq ans, sans passer par les classes préparatoires : les INSA, l’ISEP, l’ESIEA, l’EPITA par exemple, sans oublier le Cnam, très versatile, et l’EPITech. J’y ajouterai les trois universités technologiques de Compiègne, Troyes et Belfort-Montbéliard, excellentes.
Bref, conseils aux bacheliers : avant de choisir une voie, se renseigner sur les voies d’accès et sur les débouchés. C’est assez difficile, mais une précaution indispensable. Par exemple, tout le monde se rue sur les STAPS, mais à part l’Éducation nationale les débouchés sont rares et sans grand avenir.