Début octobre 1961, alors que les négociations entre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le gouvernement français pour mettre fin à la guerre d’Algérie progressaient, le ministre de l’intérieur Roger Frey, sans doute hostile aux négociations, décide d’imposer un couvre-feu à tous ceux qui étaient à l’époque désignés officiellement par les termes « français musulmans d’Algérie ». Pour protester contre cette mesure discriminatoire, illégale et anticonstitutionnelle, la fédération de France du FLN convoque une manifestation le 17 octobre à Paris. Les consignes sont formelles : manifestation pacifique, même si des violences policières sont à craindre, il ne faut pas riposter.
La manifestation est réprimée par la police avec une violence extrême. On ne saura jamais toute la vérité, mais il y a des centaines de morts, jetés à la Seine, abattus à la mitraillette, battus à mort. Le préfet Papon a promis l’impunité aux policiers, ils ne s’en privent pas. Des milliers de manifestants sont internés pendant plusieurs jours dans des conditions inommables, hommes, femmes et enfants ; ils subissent toutes sortes de tortures et de sévices dont certains garderont les séquelles pour la vie.
Révolté par cette répression sauvage, Jacques Panijel, ancien résistant, chercheur au CNRS, décide de tourner un film. Auparavant il a pris contact avec quelques cinéastes connus pour leur demander de le faire, mais tous l’ont éconduit, alors il a décidé de le faire lui-même, avec l’aide de techniciens du cinéma et de quelques amis. Le tournage commencera fin octobre 1961 et durera jusqu’en mars 1962, dans les bidonvilles de Nanterre et de Genevilliers, à la Goutte d’Or, clandestinement, en invoquant le prétexte d’une enquête sociologique. Des photos et des films d’actualité réalisés pendant les événements seront incorporés au film. Des habitants du bidonville participeront à des reconstitutions de la mobilisation du jour de la manifestation. Des victimes de la répression témoigneront devant la caméra des tortures subies, des meurtres dont ils ont été témoins.
Depuis il y a eu d’autres films consacrés à la manifestation du 17 octobre 1961, pas beaucoup mais quelques-uns, tournés dans de meilleures conditions, comme Le Silence du fleuve d’Agnès Denis et Mehdi Lallaoui ou Ici, on noie des Algériens de Yasmina Adi. Mais le film de Jacques Panijel est unique parce qu’il donne à voir les protagonistes de l’événement eux-mêmes, dans les lieux misérables où ils vivaient, et il leur donne la parole, sans artifice.
Jacques Panijel n’était pas cinéaste, mais chercheur en biologie, et créateur avec Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz du Comité Maurice Audin, du nom du mathématicien torturé à mort par les services français en 1957 (Laurent Schwartz avait dirigé sa thèse). Dans un entretien à la revue Vacarmes, à l’été 2000, Jacques Panijel racontait : « J’ai tourné à partir de la fin 61 et pendant six mois dans les bidonvilles et à la Goutte d’or. Sachant ce qu’avaient été ces journées, il fallait que je les fasse revivre à l’intérieur même du bidonville (...). Le film est conçu comme une tragédie en trois actes : avant, pendant, après : l’organisation et le départ de la manifestation que nous avons pu reconstituer, la manifestation racontée par des photographies, et les témoignages filmés après la manifestation. Il fallait retrouver des hommes qui avaient échappé de justesse à la mort ; retrouver des gens qui avaient été balancés à la Seine et s’en étaient sortis. »
Longtemps interdit, une copie volée par la police lors d’une projection privée, Octobre à Paris a finalement reçu son visa d’exploitation après une grève de la faim du cinéaste René Vautier en 1973, mais Jacques Panijel ne souhaitait pas que son film soit projeté sans être précédé d’une sorte de préface cinématographique, qui le replace dans son contexte. Le cinéaste Mehdi Lallaoui, lui-même auteur d’un film sur le 17 octobre, Le Silence du fleuve, et président de l’association Au nom de la Mémoire, a réalisé un court-métrage, projeté en première partie de la séance, où Daniel Mermet, témoin de la manifestation d’octobre 1961, l’écrivain Jean-Luc Einaudi (Octobre 1961. Un massacre à Paris), l’historien Gilles Manceron, et l’avocate Nicole Rein apportent leur témoignage.
Tout donne à craindre que ce fim capital ne reste pas longtemps à l’affiche : précipitez-vous. Sans oublier les autres films consacrés à cet épisode particulièrement abject de l’histoire de France.