Blog de Laurent Bloch
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Penser à quelqu’un, penser à soi ?
Article mis en ligne le 4 novembre 2022
dernière modification le 7 novembre 2022

par Laurent Bloch

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La réponse de la psychanalyste

L’invité des Matins de France-Culture en ce premier janvier 2015 est le philosophe Frédéric Worms, pour son livre Penser à quelqu’un. Le producteur Marc Voinchet a posé à plusieurs personnages de la radio la question « À qui pensez-vous en ce premier janvier ? ». À cette question une chroniqueuse bien connue de la station a répondu, en ce jour où elle ne travaille pas, « je pense à moi », ce qui laisse interloqués producteur, réalisateurs et auditeurs.

La première réaction suscitée par une telle réponse est sans doute de l’attribuer au narcissisme, voire à l’égoïsme. Mais ce point de vue change si l’on sait que la dame en question est psychanalyste. Un(e) psychanalyste passe son temps, c’est son travail, à penser à d’autres, il ou elle a donc bien le droit, les jours de congé, de ne penser qu’à soi. Je n’ai aucune idée du nombre d’analysants simultanés que peut prendre en consultation un analyste, mais il doit être épuisant de se rappeler jour après jour les histoires des uns et des autres, sans doute de surcroît la plupart du temps banales ou misérables.

Un peu plus de vingt ans auparavant, je décide de consulter une analyste, A. Un ami charitable m’informe que c’est un gaspillage, parce que je suis trop vieux, que de toute façon mes souvenirs d’enfance sont évanouis, bref que je perdrai mon temps et mon argent. Une amie plus bienveillante me dit que plusieurs personnes de sa connaissance ont rencontré l’âme sœur deux ans après avoir commencé une analyse, et qu’elle pense qu’il en ira de même pour moi : c’est elle qui a eu raison.

Sans mes stations régulières sur le divan de A., je ne serais pas aujourd’hui marié avec celle dont le Destin a fait mon âme sœur, je n’aurais pas publié quelques livres, je me serais peut-être soumis au traitement indigne d’un employeur abusif, etc.

Un jour de cette époque j’entends Georges Marchais interviewé à la radio, on lui demande ce qu’il pense du film de Jean-Jacques Zilbermann Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes, il répond « Oui, c’est une chance d’avoir des parents communistes » ; j’ai pensé « Salaud ! Je vais t’assigner à rembourser mes frais de psychanalyse ! ». On voit par là que j’étais encore au tout début de la cure.

Quelques années plus tard la menace de la retraite me plonge dans un grand trouble, et mon âme sœur me suggère de retourner voir A., ce que je fais, et m’en trouve bien. La retraite est, paraît-il, l’horizon ultime et le suprême bienfait pour la majorité de mes compatriotes, mais pas pour moi. Il me semble que les gens devraient, dans certaines limites, avoir la liberté de prendre leur retraite lorsqu’ils le souhaitent, à des conditions économiques adaptées. Mais appliquer la même règle à des gens qui exercent une profession pénible physiquement et à des gens comme moi est une idiotie pure et simple. Il est vrai que lorsque j’observe la stupidité de certaines méthodes de travail contemporaines je me résigne plus facilement à l’idée de retraite.

Il y a donc quelques mois que je reviens régulièrement chez A., puis vient une période de vacances qui repousse à près d’un mois la séance suivante. Nous nous saluons, je pars, je reviens. Je sonne à la porte de A., une dame que je ne connais pas m’ouvre : « Entrez, je vais vous expliquer ». « Asseyez-vous. Voilà, A. est morte. » C’est à cet instant que j’ai vraiment mesuré ce que je lui devais, tout ce qu’elle savait de moi et que personne d’autre ne saurait jamais, et qui laissait un vide immense devant lequel j’étais désemparé. Parce que l’idée de trouver une autre analyste est totalement hors de propos : un des aspects de l’analyse, c’est de s’entendre dire des choses que l’on n’a pas envie d’entendre, et encore moins envie de s’entendre les dire. L’analysant élabore toutes sortes de stratagèmes pour tourner autour du pot, stratagèmes déjà mis au point par les confessants pour leur directeur de conscience. Je crois que le travail de l’analyste, pour une part, est de configurer un dispositif qui amène l’analysant à revenir de lui-même à ces choses déplaisantes. A. connaissait sûrement mes procédés d’évitement, et se comportait en conséquence : comment une nouvelle analyste aurait-elle pu reprendre ce travail ?

Voilà pourquoi, les jours de congé, les analystes ont bien le droit de penser à eux, et que c’est même une partie de leur travail, parce qu’ils doivent aussi se connaître eux-mêmes. Et que cela n’a rien à voir avec ce que des gens appellent « s’occuper de soi », « se protéger », et autres lieux communs de l’individualisme contemporain.


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