Le numéro 124 de Commentaire offre à ses lecteurs le
chapitre que Marc Fumaroli, dans son livre publié
en mars 2009 chez Fayard Paris New York et retour,
consacre à la fondation par André Malraux de la
politique culturelle française.
Si Malraux a manifesté son amour de l’art par des actes, au
Cambodge ou au Yémen, dont on pourra lire dans sa
biographie, par exemple celle de Jean Lacouture, des récits
qui inclinent à l’indulgence, il en a aussi écrit et réécrit
le programme dans des livres, au premier rang desquels Le
Musée imaginaire, édité plusieurs fois sous diverses
formes de 1947 à 1965, qui se proposait d’exploiter les
possibilités de la photographie pour présenter au
lecteur-spectateur les œuvres qui lui semblaient les plus
marquantes de l’histoire de l’art, qu’il souhaitait ne pas
restreindre à la sphère européenne. Le concours de certaines
circonstances politiques, le retour au pouvoir du général de
Gaulle, l’amitié de celui-ci pour André Malraux, à qui il
souhaitait montrer de la reconnaissance, ont permis à
l’auteur du Musée imaginaire d’entreprendre la réalisation
de son programme.
Ce programme était proprement mystique : l’Homme, par
l’Art, s’affirme face à Dieu comme le créateur de son
propre monde, et c’est ainsi qu’il est capable de
donner un sens à sa vie. Le livre et, singulièrement,
la photographie des œuvres, le délivrent des limites
inhérentes aux musées contingents, aux souvenirs
visuels inexacts et volatils et aux visites incomplètes
pour ouvrir le monde universel des œuvres majeures de
la culture mondiale à un public d’autant plus large que
ces moyens modernes de reproduction de l’œuvre d’art
abolissent les obstacles économiques et matériels qui
en empêchaient l’accès aux larges masses.
Le mouvement artistique envisagé était à la fois une
religion profane et une révolution sociale, ou, comme
l’écrit Fumaroli, « un projet missionnaire de conversion
unanime du peuple à la “culture” ». Si je puis glisser
une note personnelle dans ce compte-rendu, je dois dire
qu’aux heures les plus sombres de ma classe de taupe ou de
l’abrutissement volontaire du maoïsme, ce sont les
étincelles, dans l’obscurité, de cette foi artistique,
recueillies clandestinement au temple du Musée national
d’Art moderne, alors au Palais de Tokyo, qui m’ont
conservé le sentiment de la dignité humaine, et si
c’est à Malraux que je le dois, je lui en suis
infiniment reconnaissant, même si cette foi appelle
aujourd’hui le scepticisme (c’est un euphémisme) de
Marc Fumaroli, et si force m’est d’épouser au moins en
partie ce scepticisme.
La dévolution par de Gaulle à Malraux du Ministère de
la Culture va lui permettre de mettre son programme en
application sur une vaste échelle : « De simple
prophète du “Musée imaginaire”, Malraux en devint tout
à coup le pontife. En la personne de Malraux ministre,
la religion de substitution,
moderniste-révolutionnaire, que Malraux romancier
avait imaginée dans les années 40, dans les années
terribles de l’humiliation française, devenait celle
d’un régime, de la nation, de l’État redressé. Elle
ne pouvait manquer de passer aux actes. »
Le réseau des Maisons de la Culture, le Centre
Pompidou de Piano et Rodgers, le Grand Louvre de
Peï, la Très Grande Bibliothèque et le Musée des
Arts premiers s’inscrivent dans la trajectoire
du projet de Malraux. On ne peut nier l’ampleur de
l’action, si l’on en conteste la teneur.
Marc Fumaroli, d’emblée, n’a pas adhéré au projet de
Malraux : lui qui jusqu’à dix-sept ans ne connaissait
les œuvres que par « les reproductions sépia du
Larousse universel en deux volumes », dès qu’il
eut reçu le choc du contact direct avec l’original,
ne voulut plus se dessaisir de ce bonheur, et l’idée
d’un musée de papier lui déplut.
La vision artistique de Malraux était mystique, ou
gnostique, comme l’écrit Fumaroli, et ce dernier va en
trouver les racines dans l’Histoire de l’art d’Élie
Faure, aujourd’hui bien oubliée, qui eut une immense
audience dans les années 1930, pour ne survivre dans
les années 1960 que par une des premières séquences du
Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, où Jean-Paul
Belmondo en lit à Anna Karina quelques pages, fort
belles, consacrées à Velasquez.
Le texte d’Élie Faure mêle à l’analyse des œuvres et à la
perspective historique une inspiration lyrique et intuitive
qui a fait son succès mais aussi ses limites ; Fumaroli lui
préfère des auteurs plus rassis, à l’enthousiasme moins
communicatif, mais sans doute plus méthodiques et plus
profonds : Alain, Berenson, Burckhardt, Chastel, Focillon,
Panofsky (j’y ajouterais Jurgis Baltrušaitis, élève de
Focillon). L’historiographie contemporaine approuve ce
choix, bien sûr. Mais Malraux, en empruntant à Faure (sans
jamais le mentionner), en retiendrait le moins bon :
« Beaucoup plus sensationnel que l’Histoire de l’art, Le
Musée imaginaire et ses suites visèrent et obtinrent
d’emblée, à leur tour, un très large public : leur
vulgarisation à coup de formules saisissantes l’emporta
sur celle d’Élie Faure, à peine moins universaliste (il
omet l’Afrique), mais chronologique, analytique, comptant
sur l’attention soutenue des lecteurs du XIXe
siècle, alors que le montage, la vitesse et les formules
de Malraux, l’essayiste comme le romancier, répondaient à
l’attente du public du cinéma, de la radio, de la
publicité, du sport, né comme lui avec le XXe
siècle. »
L’entreprise de Malraux peut susciter des appréciations
variées, et la mienne serait sans doute moins sévère que
celle de Marc Fumaroli, mais celui-ci atteint sa
cible lorsqu’il jauge les effets de la politique de
celui-là sur le marché mondial de l’art : alors que la
politique culturelle de la Vème République
visait, entre autres buts, à confirmer une position
française éminente dans le monde des arts, force est de
constater avec Fumaroli que cette position est aujourd’hui
mineure et provinciale. « Les temples de l’art prévus,
prêchés et célébrés par Malraux, sans cesser de se réclamer
comme lui de la “démocratisation” et même en vue de
l’accélérer, ont dû faire de telles courbettes aux lois
du marché globalisé du divertissement culturel qu’ils en
sont devenus de simples rouages, au surplus mal et tardivement
rodés, leur sacrifiant ce “respect” qu’ils devaient, selon
Malraux, inspirer à “un nombre toujours croissant d’hommes” !
Et la “relation à la mort” sur laquelle les nouveaux
musées et les foires d’“Art contemporain” fondent ce que
Malraux appelait l’“action la plus profonde” sur le
public les dispense d’exposer œuvres d’art ou objets d’art :
ils étalent d’horrifiques jouets ou des gadgets usinés. »
Le jugement de Fumaroli sur l’écume la plus chic et la
plus chère de l’« Art contemporain » est aussi le mien :
faut-il alors déplorer que Paris ne soit plus le centre
du marché de cette imposture ?
Je témoignerai en faveur de Malraux sur un autre point :
le jeune provincial que j’étais il y a près de cinquante
ans ne devait sa curiosité et son goût pour l’art du
premier vingtième siècle, et par voie d’inférence pour
ceux d’Afrique et d’Asie, ni à Élie Faure, ni à Malraux,
que je n’avais pas lus, mais à Herbert Read, maître
que je ne renie pas ; néanmoins je retrouve dans le
goût ainsi formé beaucoup des partis-pris de Malraux :
Kandinsky et Malévitch, rattachés généalogiquement à
Piero della Francesca et Masacio (celui-là je l’ai
connu par un livre d’initiation à la peinture pour
les enfants, dont j’ai hélas perdu toute trace).
Et même si pour moi rien n’égalera jamais la
muséographie du Palais de Tokyo de mon adolescence, je
dois dire que le Beaubourg de 1978, encore sous
l’influence directe de Malraux, offrait, tant dans les
collections permanentes que lors d’expositions
extraordinaires comme Malévitch ou Paris-Berlin, une
perfection dans l’accès à la vision que je n’ai
retrouvée nulle part ailleurs, et dont le Beaubourg
actuel ne donne même pas l’idée. Cette apothéose
marquait, beaucoup en conviennent à quelques années
près, la date de la fin des avant-gardes : art
abstrait, Free Jazz, musique sérielle, Nouvelle
Vague. Démodé, je leur reste fidèle.
La fin de l’article analyse longuement la politique du
ministre Malraux ; en fait Fumaroli réhabilite ici le
secrétariat d’État aux Beaux-Arts des troisième et
quatrième Républiques : « intelligemment rattaché au
ministère de l’Instruction publique, cette administration
nouait en quelque sorte l’éducation des artistes, des
musiciens, des comédiens, des danseurs, les musées
nationaux, les bibliothèques publiques, les théâtres
et opéras de l’État à l’enseignement des humanités et
des sciences dans les écoles, lycées et universités
de la République. »
Si aujourd’hui beaucoup de voix préconisent avec des
arguments convaincants le rattachement des
administrations culturelles à l’Éducation nationale, ce
qui revient au dispositif dont Fumaroli regrette le
démembrement par Malraux, nul doute qu’à la fin des
années 1950 ce système était totalement sclérosé et
qu’il appelait un sérieux courant d’air, même si y
revenir aujourd’hui pourrait être une bonne
idée. Fumaroli déplore aussi la suppression du système
d’enseignement académique des Beaux-Arts, constitué de
l’Académie des Beaux-Arts, de l’École des Beaux-Arts et
de l’Académie de France à Rome : imagine-t-on vraiment
que cela eût pu survivre à Mai 68, fût-ce pour le
déplorer ?
Et lorsqu’il impute à Malraux comme une « erreur
majeure de “géopolitique culturelle” » la tentative de
restaurer la position artistique nationale sur la base
de ses idées modernistes, tentative qui n’a pu empêcher
le déplacement vers New York du centre de gravité
artistique mondial, je crains fort qu’une politique de
retour aux années 1930 n’ait eu le même résultat, voire
pire. Mais, même si, ici comme ailleurs dans l’article,
on ne suit pas Fumaroli, l’intérêt est dans le détail
de son argumentation, fouillée et érudite autant
qu’enlevée et fougueuse, et qui donne finalement une
vue cavalière vivante et surprenante de la vie
culturelle française au XXe siècle, avec
en outre une incitation à relire Alain, ce qui n’est pas en
ce moment très original, mais pourquoi ne pas rappeler qu’il a
écrit sur la question des Beaux-Arts.