La gastronomie n’a jamais été le fort de ma famille, sauf du côté de ma tante maternelle Renée. En temps normal, du moins jusqu’à sa retraite, notre mère n’a jamais envisagé de consacrer plus de dix minutes à la préparation d’un repas, et nous sommes l’avant-garde poitevine pour l’usage du ketchup, avec une bonne quarantaine d’années d’avance sur la population locale. Tante Renée l’achète chez Fauchon, unique fournisseur sur le territoire national en ces années 1950, et nous l’apporte lors de ses nombreux voyages à Poitiers, ainsi ce délicieux condiment accommode-t-il les coquillettes qui recouvrent notre jambon blanc. Heureusement Madame Rodier, notre femme de ménage, cuisine régulièrement des plats plus élaborés, et parfois exceptionnellement notre mère prépare des tartes aux pommes, des soufflés et des cakes aux fruits confits. Inutile de préciser qu’aucune bouteille de vin n’apparaît à table, même dans les très rares occasions où il y a des invités.
Notre père n’aime pas manger : pour y échapper, sans pour autant s’exposer, en lisant le journal à table, à la réprobation (silencieuse mais intense) de notre mère, il apporte des livres dont il nous lit des extraits. Il y a ainsi des œuvres que je n’ai longtemps connues que par la lecture commentée paternelle : La Légende des Siècles, Britannicus, Iphigénie en Aulide, les passages convenables pour les enfants de Joseph Conrad et de Curzio Malaparte, les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre, Rudyard Kipling, Jules Verne, Mark Twain, sans oublier Reboux et Müller, les auteurs immortels d’À la manière de... [1].
Mais ce que nous préférons, c’est que notre père nous lise les copies de ses élèves. L’enseignement secondaire technique n’a pas de professeurs de français, cette matière est confiée à des enseignants d’autres disciplines, souvent histoire et géographie, ce qui échoit à notre père. Il aime beaucoup le théâtre, alors il fait jouer Molière, Racine et Corneille à ses élèves, qu’il a parfois du mal à convaincre d’accepter les rôles féminins (c’est un collège de garçons). Il est moins enchanté par la grammaire et l’orthographe, mais heureusement il a des enfants imbattables dans ces matières qui peuvent l’aider à corriger ses dictées et ses analyses grammaticales.
L’histoire et la géographie ne fournissent qu’une composition trimestrielle par classe, mais pour notre bonheur le français déverse une avalanche de dictées avec questions et de rédactions, un calvaire pour notre père, qui aime enseigner mais croule sous les corrections.
La vraie passion de mon père est la géographie, la géographie ne va pas sans cartes, il en affiche dans sa classe, en dessine au tableau, demande à ses élèves d’en dessiner lors des compositions. L’imagination des élèves est sans bornes ; on pourrait ainsi croire qu’un fleuve coule, selon un trajet unique, d’un point à l’intérieur des terres vers un point plus bas, en général au bord de la mer : quelle vision limitée, morne ! Les compositions de géographie révèlent beaucoup d’autres solutions, à la géométrie bien plus pittoresque.
Au rythme des dictées, rédactions, compositions, les mêmes auteurs reviennent à nos oreilles, nous avons nos favoris, les pires cancres évidemment, nous manifestons pour faire relever leurs notes, en arguant par exemple d’erreurs qu’ils auraient pu commettre mais qu’ils ont évitées. Parfois nous obtenons satisfaction.
Les lectures de copies d’élèves se sont interrompues un beau jour, notre père a dû se rendre compte que ce n’était pas très déontologique.