Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre sur la Palestine aux éditions La Découverte :
Khalil Tafakji : 31° Nord, 35° Est
Chroniques géographiques de la colonisation israélienne
Article mis en ligne le 20 juillet 2020
dernière modification le 21 juillet 2020

par Laurent Bloch

Le 8 juillet de cette année Khalil Tafakji, géographe palestinien, membre de la Société d’études arabes, domicilié à Jérusalem, a été arrêté par la police israélienne et interrogé pendant cinq heures. Ses ordinateurs et sa documentation ont été confisqués ou endommagés, sous prétexte que son travail scientifique « portait atteinte à la souveraineté israélienne ». Les Éditions La Découverte ont publié son livre 31° Nord, 35° Est - Chroniques géographiques de la colonisation israélienne, en voici un bref compte-rendu.

Depuis trente ans, Khalil Tafakji établit des cartes de la Palestine, afin de restituer une histoire du peuplement que les autorités israéliennes aimeraient mieux faire oublier. Pour ce qui concerne le passé, pour retrouver la trace des centaines de villages palestiniens détruits, il recherche les documents anciens, de l’époque ottomane ou du mandat britannique, et il enquête auprès des habitants actuels ou anciens. Pour le présent il observe au jour le jour les progrès de la colonisation, les constructions de nouvelles implantations et de routes de contournement (interdites aux habitants palestiniens). Il met ainsi en évidence l’éviction progressive des Palestiniens de la plus grande partie des territoires qui leur avaient pourtant été concédés lors des accords d’Oslo en 1993 (et qui ne représentaient pourtant que 23% de la Palestine), ainsi que la constitution d’un État d’apartheid.

Lisons les premières lignes du livre :

« Ce jour du printemps 1995, je roulais vers la plus vieille cité du monde. J’avais rendez-vous dans les bureaux de Yasser Arafat à Jéricho. Depuis mai 1994, les Palestiniens jouissaient de l’autonomie sur la bande de Gaza, au sud-ouest d’Israël, et sur Jéricho, à l’est des Territoires occupés. Abu Amar, de son nom de guerre, était contraint de se déplacer par les airs entre ces territoires distants d’une petite centaine de kilomètres. Circuler par la route l’aurait obligé à traverser les frontières d’Israël.

Dans le sillage de la déclaration d’Oslo, première étape de nos tractations vers une paix incertaine, il m’avait invité, en tant que géographe, à présenter mes recherches sur l’évolution présente et future de la colonisation israélienne.

Plus je progressais dans ma démonstration, plus mes auditeurs se raidissaient. Le futur chef de l’Autorité palestinienne balançait nerveusement ses jambes, et je pouvais percevoir un léger tremblement sur ses lèvres. Il me fusilla du regard lorsque j’annonçai : “Je ne sais pas si quelqu’un vous a promis que vous auriez un État, mais je parle à partir des cartes, et, si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien.” »

Khalil Tafakji, né à Jérusalem après ce qui est pour les Israéliens la guerre d’indépendance de 1948, et pour les Palestiniens la Nakba, la catastrophe de la perte de leur pays, personnifie pleinement la situation kafkaïenne créée par ces événements : « À Jérusalem, nous, Palestiniens, n’avons pas d’identité à proprement parler, nous possédons un permis de résidence. Pour pouvoir voyager, nous avons un laissez-passer délivré par les autorités israéliennes, disant que nous sommes jordaniens, mais nous ne sommes pas des citoyens de Jordanie. Je peux utiliser ce laissez-passer à l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv, mais j’ai ensuite besoin d’un passeport pour pouvoir entrer dans un autre pays. Le mieux est donc de posséder un passeport jordanien qui permet d’obtenir ce visa. Nous avons plusieurs nationalités, et les douaniers s’y perdent ! Je me rappelle m’être rendu un jour en Grèce, pour participer à une conférence réunissant des géographes de la région. Parmi nous, certains Palestiniens avaient leur passeport de l’État de Palestine, et passer la frontière grecque ne leur posait pas de difficultés. Lorsque vint mon tour, le douanier me regarda longuement puis me demanda de quelle nationalité j’étais… Il avait sous les yeux un papier tamponné par l’État d’Israël, un passeport supposant une nationalité jordanienne et un formulaire d’entrée dans le pays indiquant que j’étais palestinien ! »

On comprend que le travail de Khalil Tafakji contrarie les autorités israéliennes, qui pour rendre la vie impossible aux Palestiniens peuvent puiser dans un vaste arsenal juridique, entre les lois pas toujours très démocratiques de l’Empire ottoman, les législations d’exception du mandat britannique (celles-là même qui furent appliquées en Irlande du Nord contre les nationalistes de l’IRA), les lois jordaniennes quand elles s’y prêtent, les lois israéliennes, et quand rien ne va mais que l’on veut néanmoins donner satisfaction à une implantation illégale de colons, on invoque l’urgence militaire.

Bref, la politique israélienne en Cisjordanie consiste assez explicitement à rendre la vie des Palestiniens qui y habitent tellement pénible qu’ils finissent par renoncer et partir. Voilà pourquoi il faut lire et faire lire le livre de Khalil Tafakji, et aussi voir les nombreux films palestiniens qui décrivent cette situation, tels que It Must Be Heaven d’Elia Suleiman, La Belle promise de Suha Arraf, Le Chanteur de Gaza de Hany Abu-Assad, Je danserai si je veux de Maysaloun Hamoud ou Wajib (L’Invitation au mariage) d’Annemarie Jacir. Et il y a aussi un roman policier israélien de Shlomo Sand qui décrit sans complaisance des circonstances analogues, « La Mort du Khazar rouge ».