Blog de Laurent Bloch
Blog de Laurent Bloch

ISSN 2271-3980
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets informatiques et mes enseignements.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

Cinéma
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

Le cinéma tient aussi une grande place dans cette histoire. À Poitiers, ville universitaire, on a toujours pu voir les films étrangers en version originale, par exemple au Cinéma universitaire (en fait un ciné-club) ou dans une des huit salles commerciales de mes années de lycée. Et pendant mes séjours à Paris je hante la cinémathèque du Palais de Chaillot ou les salles commerciales, bien plus nombreuses qu’aujourd’hui. Mon adolescence coïncide avec la Nouvelle Vague, avec une grande période du cinéma italien et avec la découverte du cinéma japonais. Mon plus grand choc de ces années-là est Huit et demi de Federico Fellini, et aussi Les Poings dans les poches de Marco Bellocchio. Pour ce dernier film, la place m’a été offerte par la première épouse de mon grand-oncle Pierre Abraham, qui ne manquera pas de propager dans la famille l’inquiétude qu’il lui a inspirée : le héros, un adolescent, tue son père, sa mère, son frère et tente de faire l’amour avec sa sœur. L’enthousiasme que j’ai manifesté pour ce scénario fait craindre le pire.

Ma rencontre avec Ahmed est d’emblée sous le signe du cinéma, nous ne ratons pas une occasion d’y aller, c’est l’époque de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, de La Voie lactée de Luis Buñuel, où la scène du duel entre le jésuite et le janséniste nous rappelle furieusement les querelles entre sectes maoïstes rivales. Ahmed s’inscrit au département Cinéma de l’université de Vincennes, à l’époque la meilleure préparation au concours de l’Idhec (aujourd’hui la Femis), il en fera son métier, au gré de ses collaborations je ferai par son intermédiaire la connaissance de Youssef Chahine, au Caire en 1976 sur le plateau du tournage du Retour de l’enfant prodigue aux Studios Misr, que je reverrai en 1994 à Paris au laboratoire de postsynchronisation de L’Émigré, rue de l’Astrolabe, près de l’Institut Pasteur où je travaille alors.

Au début des années 1970 je croise à Paris comme à Beyrouth l’équipe du film L’Olivier, Danièle Dubroux, Dominique Villain, Ali Akika, Jean Narboni, Serge Le Péron, Guy Chapoullié, issus du département Cinéma de Vincennes, et aussi liés à la rédaction des Cahiers du Cinéma. Les Cahiers de ce temps fréquentent la filiation mao-sémiotique de Mai 68, le groupe Tel Quel, Roland Barthes, et aussi Gilles Deleuze, Pierre Klossowski. Je rêve bien sûr d’y écrire, je m’exerce à la connotation et à la métonymie, en 1977 je leur soumets un projet d’article sur La Question juive au cinéma, commentaire de films tels que La Terre de la grande promesse d’Andrzej Wajda, L’apprentissage de Dudy Kravitz de Ted Kotcheff, L’Ombre des anges de Daniel Schmid, Pourquoi Israël ? de Claude Lanzmann, Portier de nuit de Liliana Cavani ou le feuilleton télévisé italien La Ligne du fleuve d’Aldo Scavarda [1].

Comme mon texte ne plaît pas vraiment au comité de rédaction, ils m’attribuent un relecteur exigeant que je ne connais pas, Serge Daney. En fait nous nous entendrons très bien, et après quelques corrections l’article paraîtra dans le numéro 281 d’octobre 1977 des Cahiers. Mon article prend la défense de L’Ombre des anges de Daniel Schmid (sur un scénario de Rainer Werner Fassbinder) : dans le numéro 192 d’avril 1977 de Positif, éternel rival des Cahiers, Richard Marienstras avait publié un article qui l’accusait d’antisémitisme. L’article de Marienstras était paru avant le mien, mais simultanément à sa rédaction. Les Cahiers me demandent une réponse, qui paraîtra dans le numéro 283 de décembre 1977. J’entreprends d’y montrer que le texte de Marienstras s’adresse à un lecteur qui n’a pas vu le film, ce qui permet d’autant mieux d’en donner un synopsis et une interprétation biaisés et tendancieux.

Quelque temps après la parution de ma prose je reçois un chèque des Cahiers, substantiel et inattendu. Je suis soulevé d’enthousiasme, maintenant je vais écrire des articles de critique cinématographique, tout en continuant à travailler pour l’Insee. Je me mets au travail, pour un article sur le cinéma chinois de la Révolution culturelle, plus précisément sur le film réalisé sous la supervision de Jiang Qing (Madame Mao Zedong) Le Détachement féminin rouge, d’après le ballet du même nom. C’est un film d’un académisme révolutionnaire assez frénétique, dont je m’efforce de mettre en lumière l’érotisme caché. Mais ce texte déplaît aux Cahiers, qui le refusent.

Finalement, je renonce à la carrière de critique de cinéma. D’abord, je n’ai pas la compétence voulue, qui aurait demandé que je passe un certain temps à la visionneuse pour décortiquer des films photogramme par photogramme, par exemple au département Cinéma de Vincennes. Certes, cette lacune ne m’aurait pas empêché de rivaliser avec Jacques Siclier, qui règne à l’époque sur les rubriques cinéma du Monde et de Télérama, homme fort aimable mais dont la compétence laisse à désirer. Écrire dans les mêmes colonnes que Jean Narboni ou Serge Daney, c’est une autre paire de manches, et je n’en suis pas capable. Et puis, la fréquentation de ce milieu m’a montré que, tout compte fait, la corporation des informaticiens était plus ouverte, plus tolérante, moins ravagée de rivalités mesquines. Sans doute parce que l’informatique est une immense terre vierge, intellectuelle et matérielle, où il y a de la place pour tout le monde, et c’est encore vrai en 2022.

Je crois que c’est de cette expérience que procède ma certitude que ce sera mon métier pour la vie.