Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de François Héran sur un débat national
Immigration : le grand déni
Article mis en ligne le 1er mai 2023
dernière modification le 31 mai 2023

par Laurent Bloch

Le savant, le politicien et l’immigration

François Héran consacre depuis plus de 40 ans ses travaux à la démographie, et plus particulièrement depuis une quinzaine d’années à l’étude des migrations internationales. Il est depuis 2017 titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France, et président de l’Institut Convergences Migrations rattaché au CNRS. Alors que le projet de loi sur l’immigration devrait arriver avant l’été sur le bureau du Sénat, il est certes entendu par les ministères concernés et les commissions spécialisées des assemblées, ainsi d’ailleurs que d’autres chercheurs impliqués sur le sujet, Catherine Wihtol De Wenden, Hervé Le Bras, mais le moins que l’on puisse dire est que les résultats pédagogiques de ces leçons de démographie sont médiocres. Les auditeurs seraient-ils des cancres ?

Alors, pour que le plus large public puisse en profiter, François Héran a résumé ses leçons dans un petit volume de la collection La République des idées, au Seuil, sous le titre Immigration : le grand déni, que je ne saurais trop vous conseiller.

En fait, cancres ou pas, les femmes et les hommes politiques semblent plus préoccupés par l’impact électoral de leurs déclarations et de leurs décisions que par la quête scientifique de vérité. Et, si les sondages d’opinion nous rappellent régulièrement que la question de l’immigration ne vient pas en première place parmi les préoccupations des Français, il est une fraction de l’opinion qui s’en préoccupe compulsivement et irrémédiablement : l’électorat de l’extrême droite, qui représente un bloc immuable de plus du quart des votants, et que presque toutes les forces politiques en présence s’efforcent de séduire par des positions et par des actions plus ou moins xénophobes et racistes.

Des positions politiques indépendantes de la vérité

Les promesses de réduire drastiquement le volume de l’immigration, de déchoir de la nationalité française les immigrés naturalisés qui se conduiraient mal et de reconduire illico à la frontière tout immigré étranger (surtout trop bronzé) au dossier administratif pas tout à fait en règle ont beau être parfaitement irréalisables, elles trouvent des auditoires d’autant plus enthousiastes, comme l’a montré Hervé Le Bras, qu’ils résident surtout dans des régions rurales à peu près totalement dépourvues de populations immigrées. L’expérience vécue de la vie au contact des immigrés, surtout dans les agglomérations urbaines, accroît l’acceptation de cette cohabitation, contrairement aux clichés de la rengaine anti-immigration, dont la fausseté culmine dans la « théorie » du « seuil de tolérance », réfutée par toutes les enquêtes de terrain.

En fait, les populations les plus réticentes à la cohabitation avec les immigrés, avec lesquels elles ont peu de contacts réels, sont les populations de zones économiques en déclin. Ces populations sont fragilisées, et cette fragilité peut se cristalliser sur l’Autre, ce qui conforterait la thèse de Daniel Sibony selon laquelle le racisme serait une maladie de l’être, la haine identitaire : celui qui en est atteint se sent victime du vol de son être. Les politiciens qui misent sur la phraséologie anti-immigration cherchent à mobiliser cette haine identitaire, avec des succès inégaux.

François Héran nous ramène aux réalités

« Nous pensons que l’immigration fait partie de la France et des Français, depuis toujours. L’immigration est un fait, qui fait aussi la France – qui a fait son passé et qui fera sans doute son avenir. Il ne sert à rien d’être contre. Que veut dire être contre le mouvement des hommes sur la terre ? » Ces fortes paroles, avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord, ont été prononcées par M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, devant l’Assemblée nationale, le 6 décembre 2022. Ou, pour le dire comme François Héran, « il n’y a guère de sens à être pour ou contre un phénomène social aussi fondamental que l’immigration : il faut “faire avec” ». M. Darmanin a ajouté : « Quand la France manque cruellement de vocations, que signifie être contre l’arrivée de médecins, d’infirmiers, de maçons, d’ouvriers agricoles, qui travaillent dans les vignes par exemple, ou de prêtres ? » [1].

Avec une verve pédagogique d’autant plus méritoire que les politiciens qu’il voudrait convaincre sont, pour beaucoup, des cancres, François Héran nous rappelle donc les faits : « Au 1er janvier 2022, selon les estimations de l’Insee, on comptait dans la France entière (métropole et outre-mer) près de 7 millions d’immigrés sur 67,6 millions d’habitants, soit 10,3 % de la population. » Cette estimation doit être majorée au moins d’un million de personnes pour prendre en compte les étrangers en situation irrégulière et les immigrés en situation régulière ou naturalisés qui se déclarent Français de naissance [2], ce qui donne une proportion de 11 à 12 %. De cette population immigrée, 2,5 millions de personnes ont acquis la nationalité française après leur migration.

Voici la courbe d’évolution de la population immigrée en France :

Nombre et proportion d’immigrés dans la population française depuis 1851
Source : recensements de la population.
Le nombre d’immigrés avant 1991 a été reconstitué en additionnant les étrangers et les naturalisés. Depuis 2006, le recensement s’effectue à un rythme annuel grâce à un système d’enquêtes tournantes.
François Héran, Éditions Le Seuil

Un autre graphique du livre montre que « la courbe est peu sensible aux césures politiques : elle n’a cessé de grimper d’un quinquennat à l’autre. Les commentaires du moment tendent toujours à grossir les effets (redoutés ou désirés) des politiques migratoires, mais la réalité est tout autre. Sous les présidences de Jacques Chirac, François Hollande et Emmanuel Macron, le taux de croissance annuel moyen de la population immigrée oscille autour de 2,2 %. Il descend à 1,8 % sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, sans que ce ralentissement ait remis en cause la tendance générale. »

« Au total, de 2000 à 2020 dans la France entière, le nombre d’immigrés au sens de l’Insee est passé de 4,5 à 6,8 millions, soit une augmentation de 53 %, très supérieure à celle de la population de la France, limitée à 9 %. » On se reportera au livre pour une analyse fine de ces chiffres et des interprétations que l’on peut en faire.

Voici une carte d’Europe des taux de migration nette par an et pour 1000 habitants, on voit que la France n’est pas vraiment submergée :

Et ici l’accueil des réfugiés :

À l’échelle mondiale, « entre 2000 et 2020, selon les données de l’ONU, le nombre total d’immigrés recensés dans les pays de destination est passé de 173 à 281 millions, soit une progression de 62 %, nettement supérieure aux 27 % de croissance de la population mondiale. Toutes causes réunies, la mobilité des personnes progresse à travers le monde : c’est une lame de fond. On s’aveugle en croyant – ou en faisant croire – que la France pourrait demeurer à l’écart d’un pareil mouvement. [...] Entre 2000 et 2020, les migrants sont passés de 2,9 % de la population mondiale à 3,6 %. Comment expliquer de si faibles proportions ? Cela tient au fait que les géants démographiques de la planète (Chine, Inde, États-Unis, Nigéria, Brésil, Japon…) font chuter la moyenne mondiale en émigrant très peu : 1 % de leur population, tout au plus, vit à l’étranger, car la migration interne suffit largement à satisfaire les besoins de mobilité de leurs habitants. Certes, on compte 18 millions d’Indiens vivant hors de l’Inde, ce qui en fait la plus importante diaspora au monde, mais cela représente seulement 1,2 % des personnes nées en Inde, qui sont 1,5 milliard. Sans ces géants, le taux mondial de migration dépasse 6 %. »

Au fait, combien cela coûte ?

Un autre lieu commun dont on nous rebat les oreilles : les immigrés viendraient ici pour vivre dans l’oisiveté en profitant de nos prestations sociales. Cette rengaine a encore été entonnée lors d’une émission récente et déplorable d’Alain Finkielkraut, dont un des participants s’est targué de ne pas être un spécialiste de l’immigration, ce qui ne l’a guère dissuadé de déblatérer.

En fait, toutes les recherches systématiques sur l’économie des migrations internationales montrent le contraire : l’immigration rapporte plus au budget public (et à la population locale) qu’elle ne lui coûte. Ne citons ici que le rapport 2001 de l’OCDE (p. 67) : « La plupart des études économétriques réalisées aux États-Unis, en Australie et en Europe montrent de manière convergente que l’immigration ne déprime pas le revenu des nationaux. Ces conclusions sont d’autant plus robustes qu’elles s’appuient sur une grande variété de données et d’approches méthodologiques. » La population immigrée est en moyenne plus jeune que la population générale, donc proportionnellement plus en activité, elle cotise plus aux organismes sociaux.

Le travail n’est pas un gâteau de taille fixe à partager, mais une activité qui crée de la richesse, et la richesse crée de la demande de travail, donc de l’emploi.

L’intégration, préalable au séjour ?

Poser la question donne la réponse : pour s’intégrer à la population d’un pays, il faut vivre en son sein. « Or le législateur tend de plus en plus à inverser le calendrier en faisant de l’engagement à s’intégrer ou à s’assimiler un prérequis à l’obtention d’un titre de séjour. Nul n’a mieux formulé cette doctrine de l’intégration préalable que Nicolas Sarkozy dans son livre de campagne de 2016 : “Je veux proposer un nouveau pacte d’assimilation. Il ne sera pas une possibilité offerte à ceux qui choisissent la France, il sera une condition préalable à tout séjour de longue durée et à toute naturalisation.” La fin de la phrase est révélatrice : en mettant sur le même plan l’admission au séjour et la naturalisation, elle tend à imposer à l’admission des critères qui valent en réalité pour la naturalisation. »

C’est en vivant en France, et encore plus en y travaillant, que les immigrés y trouveront leur place. Les enfants jouent un rôle important : ils apprennent la langue plus vite que leurs parents, ne serait-ce qu’à l’école, et la communiquent à leur famille.

Accueil des exilés

Un autre article de ce site mentionne les réfutations du libelle de Stephen Smith et de ses prédictions apocalyptiques de submersion de l’Europe par une « ruée africaine ». Dans le cas plus particulier de la France, il y a d’autant moins de menace de « grand remplacement » que nous sommes un pays peu attrayant. Il n’y a ni « tsunami », ni « submersion migratoire » : ces « métaphores aquatiques dans le domaine des migrations » ont donné lieu à un article de Marc Bernardot, « Petit traité de navigation dans la langue migratoire » [3].

Si l’on observe ces phénomènes à l’échelle mondiale, on constate que les populations qui migrent le plus ne sont ni celles des pays les plus riches, qui sont bien où elles sont, ni celles des pays les plus pauvres, parce que le principal obstacle à la migration, c’est la pauvreté, contrairement à ce que suggérait l’aphorisme malheureux sur « toute la misère du monde ». Les pays les plus pauvres sont en Afrique, les Africains émigrent moins que la moyenne mondiale, et quand ils émigrent c’est le plus souvent pas très loin, vers un autre pays d’Afrique. Les pays qui ont les taux d’émigration les plus élevés sont des pays intermédiaires, la Turquie, les pays d’Europe de l’Est, ou, bien sûr, des pays où sévit une crise violente, l’Ukraine, le Vénézuela, la Syrie.

Ce qui nous amène à la question de l’accueil des réfugiés. Si certains démagogues ont pu émettre, au moment le plus aigu de la crise du Moyen-Orient, des craintes d’invasion syrienne ou afghane, que le lecteur soit rassuré : les gens qui fuient leur pays vont généralement le moins loin possible, dans l’espoir de retrouver leurs foyers, pour les Syriens ce fut d’abord, à 80 %, la Turquie, le Liban et la Jordanie. Quant aux 18 % qui ont préféré l’Europe, ce fut pour 53 % l’Allemagne, contre 3 % pour la France. « Notre pays est loin, très loin, d’avoir “pris sa part” dans l’accueil des réfugiés syriens. S’il l’avait fait, il aurait dû, en toute équité, enregistrer près de 170 000 demandes syriennes et non pas 25 000. » Idem pour les Irakiens et pour les Afghans.

On ne peut que constater avec des sentiments partagés la différence d’attitude de nos hommes politiques à l’égard des réfugiés syriens, irakiens, érythréens, guinéens, congolais d’une part, et des Ukrainiens d’autre part : ces derniers ont été accueillis avec des formalités expéditives de demande d’asile, ils ont été logés dans de bonnes conditions, ils ont obtenu immédiatement le droit de travailler. Si l’on compare cela aux conditions indignes que doivent endurer les réfugiés de pays plus méridionaux, on ressent une certaine gêne. Et malgré cela très peu d’Ukrainiens ont choisi la France...

Mayotte

Nous aurions garde d’oublier le chapitre sur Mayotte, qui explique bien pourquoi une histoire coloniale crée une situation irréparable, parce qu’il n’y a pas de retour possible vers le passé. Peut-être une zone de coopération économique avec les Comores, dont Mayotte fait partie fondamentalement, mais avec une différence de niveau de vie dans un rapport de 1 à 8...

Constances migratoires

Peu avant la lecture de ce livre de François Héran je lisais Annette Wieviorka : Tombeaux : Autobiographie de ma famille [4] et Ils étaient juifs, résistants, communistes [5] ; les deux ouvrages sont consacrés pour une large part aux tribulations de Juifs polonais qui avaient quitté leur pays pour trouver mieux ailleurs, par exemple dans la « patrie des droits de l’homme », ou, surtout après la mort de Józef Piłsudski en 1935 et l’arrivée au pouvoir en Pologne de partis violemment antisémites, pour fuir les persécutions racistes.

Ces récits d’Annette Wieviorka, qui relatent quantité de migrations juives polonaises de l’entre-deux guerres, m’ont frappé par leurs similitudes avec les récits de migrations moyen-orientales ou africaines contemporaines, telles que dépeintes par le film Les Survivants : des hommes et des femmes quittent leur pays parce que leur situation y est insupportable, ils n’ont ni les documents administratifs ni les ressources financières qui leur permettraient de le faire dans de bonnes conditions, mais ils recourent à toutes sortes d’expédients. Le pays de destination est choisi le plus souvent parce qu’un parent ou un ami y réside déjà et qu’il pourra vous héberger et vous aider à trouver un travail et un logement. Les immigrés récents se mêlent peu à la population française, parce qu’ils ne sont pas forcément bien reçus, voire exposés au racisme, parce qu’ils ont honte de leur pauvreté, de leurs habits rapiécés, de leur mauvaise maîtrise de la langue, de leurs coutumes et de leur religion différentes. Cela n’empêchera pas ceux de leurs enfants ou petits-enfants qui auront échappé au génocide nazi de devenir professeurs d’université et de se marier avec des Français ou des Françaises d’origine majoritaire. C’est l’avenir que François Héran prédit (et qui a commencé à se réaliser sous nos yeux) aux immigrés plus récents...