Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Alain
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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Alain et moi sommes ensemble au lycée de Poitiers pendant l’année scolaire 1965-1966, lui en prépa littéraire, moi en prépa scientifique. Nous y sommes élèves depuis le cours préparatoire, en 1953 à l’école primaire de la rue d’Oléron. À l’entrée en sixième au lycée nous sommes séparés, lui avec l’anglais en première langue, moi l’allemand. La seconde nous réunit, la terminale nous sépare, mais nous nous voyons toujours, il vient chez moi, je vais chez lui, plus tard nous allons au bar de la Marine, au café de la Paix. Il habite dans le centre de Poitiers, rue de l’Ancienne Comédie, une grande maison du XVIIe siècle, héritée de sa famille maternelle. En seconde nous avons le sentiment de devenir adultes, la guerre d’Algérie vient de se terminer, on respire mieux.

Si la famille maternelle d’Alain était bourgeoise, sa famille paternelle était d’origine prolétaire. Son grand-père, enfant de l’Assistance publique, était ouvrier aux Ateliers de La Chaînette à Parthenay (serrurerie, ferblanterie, matériels de levage). Son père, repéré comme bon élève par son instituteur communiste, avait suivi des études secondaires qui lui avaient permis une ascension sociale significative.

Alain choisira le camp de sa famille paternelle, se réclamera du prolétariat, voudra, contre toute vraisemblance, adopter son genre de vie, il s’« établira » en usine : cela ne lui procurera pas vraiment une vie heureuse.

Ma propre famille est juive et communiste, ma mère est née dans une famille catholique (mais son père est radical-socialiste) du nord de la France. Selon un critère ancien cela ne ferait pas de moi un juif, mais dans une société sécularisée moderne ce critère ne vaut plus, l’appartenance à une minorité est question de choix personnel, pondéré par les influences de l’environnement. Porter un nom juif expose à l’antisémitisme, c’est une de ces influences, qui pèse en faveur du choix de la judéité, que j’assumerai assez tôt. Un auteur comme Benny Lévy, venu sur le tard au judaïsme orthodoxe, reconnaît lui-même cette importance décisive du nom. Ce qui n’empêche bien sûr pas les antisémites de découvrir l’ascendance juive de porteurs de noms parfaitement anodins...

À l’école primaire Alain cherche toujours à comprendre ce que l’on nous enseigne, il pose des questions embarrassantes qui agacent les instituteurs, moi j’apprends sagement ce qu’il faut apprendre : il est second, je suis généralement premier.

Pendant l’année de cours moyen première année, en novembre, l’instituteur nous donne un sujet de rédaction qui à l’époque allait de soi : « la semaine dernière, pour la Toussaint, vous êtes allés au cimetière avec vos familles, racontez ». Embarrassé, j’en parle à mes parents, qui me conseillent d’interviewer la femme de ménage, Madame Rodier, ce que je fais. J’ai la meilleure note. Mes condisciples avaient raconté leur expérience personnelle, et moi j’avais fait une enquête, ce qui me donnait un peu de distance. Ce ne sera pas la seule mission pédagogique de Madame Rodier : elle nous fera réciter nos déclinaisons latines pendant le repassage, et bien d’autres choses. Elle apporte beaucoup de chaleur humaine dans une maison qui en manque.

Je profite de cet épisode pour remercier ici mes instituteurs de la rue d’Oléron, Madame Hénion, Madame Demazeau, Madame Plaud, Monsieur Garreau. L’instituteur du cours moyen seconde année, Monsieur Plaud, est brutal, sa carte de la SFIO ne le dissuade pas d’une propagande éhontée pour l’Algérie française, bien au contraire, ce parti est alors le plus colonialiste, mais bon, il enseigne bien la grammaire... Rétrospectivement je plains son épouse, la douce Madame Plaud.

Au lycée, en 5ème et 4ème, je fais l’expérience de l’antisémitisme : je suis harcelé par deux condisciples pendant toutes les récréations, ce qui, comme je suis demi-pensionnaire, comprend la longue récréation de midi. Le harcèlement comporte agressions physiques, menaces, insultes, remarques blessantes, humiliations diverses. Mes harceleurs ne sont pas issus de milieux défavorisés, qui d’ailleurs à l’époque n’accèdent pas au lycée : le « penseur » est fils de deux instituteurs socialistes, le « gros bras » fils d’un directeur d’usine, issu de la bourgeoisie catholique du Nord, telle que décrite par le film La vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez (1988).

Ces deux enfants (à l’époque on devenait adolescent en classe de seconde) ont observé que j’étais vulnérable et ont décidé de me harceler, et comme ils savent que je suis juif, ils ont trouvé que m’assaillir de propos antisémites me ferait suffisamment mal. Ils se rendent vite compte que ce harcèlement antisémite accompagné d’agressions physiques donne les effets les plus puissants, alors ils accentuent leur action en ce sens, sans préjudice d’autres leviers de brimade.

Je n’ai jamais osé me plaindre à qui que ce soit, surtout pas à mes parents. Ces deux années sont un véritable calvaire auquel je ne vois aucun moyen d’échapper. Étrangement, je reste le meilleur élève de ma classe, dans le meilleur lycée de l’académie de Poitiers, qui attire les meilleurs professeurs. Cet épisode douloureux a certainement eu des effets sur ma vie ultérieure. Il est certes probable que ma vulnérabilité trouve des racines dans ma vie antérieure : les harceleurs savent choisir leurs victimes, ce qui prouve leur lâcheté. Une phrase dont je ne retrouve pas le nom de l’auteur me revient : quand on te tue, il faut savoir mettre un nom sur ce qui te détruit. Je n’avais pas de nom pour ce qui m’arrivait. Je crois que mon conflit avec mon père est né de cela : il ne m’avait pas donné le nom de cette chose. Peut-être son communisme orthodoxe, empêtré dans les explications à base de luttes de classe, l’en empêchait-il.

Une autre institution locale qui m’apportera beaucoup : la troupe locale des Éclaireurs de France. Mes parents auraient préféré me voir aux Vaillants, d’obédience communiste, mais un condisciple que j’admire pour ses performances sportives (les miennes sont faibles) est chef de patrouille aux Éclaireurs, c’est là que j’irai. Le recrutement de la troupe est assez populaire, le chef de troupe, peintre en bâtiment, a fait son service militaire en Algérie et en est revenu très anti-colonialiste et anti-raciste, c’est quelqu’un de bien. J’apprends à faire la cuisine, à vivre sous la tente, à me servir de mes mains, je découvre sous un jour différent mes compatriotes poitevins et le monde rural, à cette époque encore très traditionnel. Bref, les Éclaireurs me rendront moins niais et moins seul.

L’Algérie devient indépendante le 5 juillet 1962, ce qui libère l’atmosphère de la chape de plomb de la guerre. La conséquence la plus spectaculaire au lycée de Poitiers est à la rentrée 1962 l’arrivée d’un grand nombre d’élèves pieds-noirs, qui modifient radicalement l’ambiance. Dans la cour de récréation le niveau sonore s’accroît de pas mal de décibels, le climat chaleureux et extraverti du monde méditerranéen supplante rapidement le comportement compassé de la moyenne bourgeoisie de province. Les pieds-noirs qui atterrissent à Poitiers sont plutôt d’origine modeste, les plus riches, qui avaient le choix, se sont dirigés vers la côte méditerranéenne ou vers la région parisienne. Mes camarades de classe pieds-noirs, comme tous bons adolescents, sont extrémistes, donc sympathisants de l’OAS, ce qui ne nous empêche pas de nouer des liens amicaux. Quelques années plus tard ils seront responsables syndicaux CGT...

Pendant son année de Philo Alain prend contact avec les étudiants communistes, peut-être influencé par la fréquentation de ma famille. Le pouvoir de contamination de ma chère famille était en effet considérable, les idées communistes se répandaient chez les voisins, parmi les femmes de ménage qui venaient à la maison, plus tard chez les beaux-parents de mes sœurs. Quant à moi, un séjour linguistique en Allemagne de l’Est à la fin de la seconde m’a donné les raisons que j’attendais pour rompre avec l’idéologie familiale. Mais les communistes poitevins ne satisfont pas Alain : ils sont trop ignorants des textes de Marx et de Lénine, qu’il lit avec acharnement et qu’il comprend en profondeur. Il fréquente des étudiants africains qui l’incitent à regarder vers la Chine, plus fidèle semble-t-il à la doctrine marxiste et en train de rompre avec l’Union Soviétique. Je rencontre les mêmes étudiants africains, au club de jazz de la Maison des Jeunes et de la Culture.

Les indépendances africaines, l’indépendance algérienne soulèvent d’immenses espoirs, nous vibrons pour la résistance vietnamienne, pour les autres mouvements de libération, nous pensons que ce vent de liberté va aussi balayer la société rance et étriquée de notre petite ville de province, qui n’a guère bougé depuis le temps d’Eugénie Grandet (l’ambiance y est assez semblable à celle de Saumur dans le roman).

En seconde j’avais fait un exposé sur la faim dans le monde, pour la préparation duquel j’avais lu un livre du Brésilien Josué de Castro. Je suis passionné par les problèmes politiques et économiques du Tiers-Monde, définitivement convaincu que le colonialisme et le néocolonialisme sont un mal à extirper. Le trotskisme ne comprend pas cela, il ne m’attire pas. Alain n’a guère de mal à me convaincre que la lumière vient de Chine. « L’Orient est rouge ». Nous avons des discussions fiévreuses, nous lisons Mao, Lénine, la Lettre en 25 points du Parti Communiste de Chine au Parti Communiste d’Union Soviétique, qui énonce que « c’est dans les vastes régions d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine que convergent les différentes contradictions du monde contemporain, que la domination impérialiste est la plus faible, et elles constituent aujourd’hui la principale zone des tempêtes de la révolution mondiale qui assène des coups directs à l’impérialisme ». Cette idée de Zone des Tempêtes nous emballe. Enfin, surtout sa rhétorique. Nous écoutons Radio Pékin, Radio Tirana. Jacques Vergès a publié, avec un soutien financier chinois, la revue Révolution !, disparue en 1965, nous dévorons les numéros qui nous tombent sous la main. À Paris nous hantons les librairies Maspéro (La Joie de lire, rue Saint-Séverin) et Le Phénix (boulevard de Sébastopol).

Nous voulons agir en accord avec nos idées : rejoindre une organisation qui se propose de lutter pour renverser le capitalisme et l’impérialisme. Nous avions bien entendu dire qu’une scission pro-chinoise se préparait au sein de la section des étudiants communistes de l’École normale supérieure, parmi les disciples de Louis Althusser, mais ils n’avaient pas encore créé l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML). Il y avait la Fédération des cercles marxistes-léninistes, créée en 1964 et qui publiait depuis 1965 le journal L’Humanité nouvelle, nous décidons d’entrer en contact avec ce groupe.