par Laurent Bloch
Pendant ma période à l’Ined je participe à l’association des utilisateurs d’ordinateurs Digital Equipment, DECUS, et c’est ainsi qu’en 1984 je suis d’un voyage aux États-Unis pour visiter les usines DEC de la banlieue de Boston (Maynard) et de Colorado Springs. C’est à cette occasion, paradoxalement, que je m’intéresse au système d’exploitation [1] Unix, qui n’est pas celui que DEC livre en standard (Virtual Memory System, VMS), mais que certains utilisateurs universitaires ou l’IRCAM [2] préfèrent au standard.
Aujourd’hui, hormis pour des usages très spécialisés ou pour des marchés résiduels, il n’existe plus que deux systèmes d’exploitation : Windows [3] de Microsoft et Unix (Android, iOS, macOS et Linux sont des variantes d’Unix). Mais en 1984 chaque constructeur propose son propre système, ou même plusieurs, adaptés à ses différents modèles d’ordinateurs.
Le système Unix a une histoire assez particulière. À la fin des années 1960 les Bell Labs, le principal laboratoire de recherche d’American Telephone & Telegraph (AT&T), utilisent un système d’exploitation génial mais peut-être trop en avance sur son temps, Multics, issu d’un projet de recherche du Massachusetts Institute of Technology (MIT) dirigé par Fernando Corbató. Lorsque leur employeur décide d’abandonner Multics, un groupe d’ingénieurs des Bell Labs mené par Ken Thompson et Dennis Ritchie décide de créer son propre système d’exploitation, à l’insu d’ailleurs de sa hiérarchie, ce sera Unix. Ils retiennent de Multics les traits qui leur plaisent : le système n’est pas écrit en langage assembleur d’un ordinateur particulier, mais en langage général (PL/1 pour Multics, C pour Unix), ce qui permettra son adaptation à des ordinateurs d’architectures différentes. Et l’ensemble de commandes qui permet de piloter le système constitue un langage de programmation, le shell, inventé quelques années auparavant par Louis Pouzin au MIT.
Unix, propriété d’AT&T, est vendu sous licence aux sociétés commerciales, mais la licence est gratuite pour les universités et les centres de recherche, et ceux-ci ont en outre libre accès au code source du système, ce qui leur permet de le modifier, de l’adapter à de nouveaux ordinateurs ou de lui ajouter de nouvelles fonctions ; ces possibilités uniques font qu’assez rapidement la recherche universitaire en informatique se fera sous Unix. C’est ainsi que sur le campus de l’Université de Californie à Berkeley une équipe développe la Berkeley Software Distribution ou Unix BSD. Comme la licence de Berkeley est très libérale, Unix BSD sera abondamment copié par de nombreux industriels, et surtout c’est sur Unix BSD que seront développées à partir de 1983 les premières versions vraiment opérationnelles de TCP/IP [4], les logiciels à la base du fonctionnement de l’Internet. C’est à partir de cette date que l’Internet commence vraiment à se déployer, et la mise en réseau d’ordinateurs et de systèmes très variés est grandement facilitée par le fait que tous les industriels ont copié sans vergogne la même version de TCP/IP, celle de BSD.
Dans l’avion qui nous emmène à Boston je suis assis à côté de Jacques Guidon, qui anime au sein de DECUS le groupe Unix, il entreprend de me convaincre des avantages de ce système. Certains chercheurs de l’Ined m’en avaient parlé, mais à l’époque Unix ne supportait aucun des logiciels utiles aux démographes, notamment pour l’analyse statistique. Lorsque j’arrive au Cnam en 1988 le contexte est différent. Le Cnam a même été aux avant-postes de l’introduction d’Unix en France, de concert avec l’université Paris 8 et l’IRCAM, grâce à Humberto Lucas et à Bernard Martin, qui ont également installé la passerelle de la messagerie Fnet. Humberto a dirigé de la fin des années 1970 à 1984 le Laboratoire d’informatique dont je prends la direction, et qui est équipé de deux VAX, un gros sous système standard VMS et un petit sous Unix BSD. Il n’y a plus guère de compétence Unix, c’est pourquoi je fais venir au labo Frédéric Chauveau, rencontré lors d’une réunion DECUS.
À cette époque la messagerie électronique est devenue un outil indispensable, mais il n’est pas encore évident que ce sera celle de l’Internet. L’Union internationale des télécommunications (UIT) défend une norme concurrente, X.400, et DEC fournit les logiciels adéquats pour VMS. Je décide de faire un essai comparatif : l’équipe système VMS (Jacques Bourroche et Bruno Mabboux) installera X.400 sur le gros VAX, Frédéric Chauveau le protocole Simple Mail Transfer Protocol (SMTP) et Sendmail sur le petit, sous Unix [5].
En fait, X.400 est tellement lourd, compliqué et cher qu’il faudra acheter un petit VAX qui lui sera consacré, plus toute une collection de logiciels assez chers malgré notre réduction universitaire, le tout pour près d’un million de francs. Pour SMTP sous Unix tout est gratuit et assez léger.
Une fois les messageries installées il faut les essayer, et pour cela trouver des correspondants. Pour la messagerie Unix il y a pléthore, j’ai même un correspondant Ada au Center for Astrophysics and Space Sciences de l’université de San Diego, à La Jolla, et ce sera un bon test, parce qu’avec UUCP il faut indiquer dans l’adresse du destinataire la séquence complète des ordinateurs par lesquels le message transitera, en l’occurrence la passerelle de l’Inria, celle du consortium européen EUnet à Amsterdam, celle de la passerelle de la National Science Foundation (NSF) en Virginie, enfin l’ordinateur de La Jolla. J’aurai rapidement un grand nombre de correspondants unixiens, d’autant plus que par le même procédé j’accède aux News Usenet, un ancêtre de Twitter partagé en chapitres plus loquaces. C’est un tout petit monde, assez vite tout le monde se connaît, il y a des ténors et des gurus, on y trouve plein d’informations utiles sur des sujets techniques ou autres.
Comment fonctionne la branche française du réseau, Fnet ? Toutes les communications sont acheminées vers un nœud central (le backbone), lequel redistribue ce qui reste en France et envoie le reste au backbone européen EUnet, hébergé à Amsterdam par le Centrum voor Wiskunde en Informatica (CWI), lequel dispose d’une liaison avec les États-Unis, en Virginie. Le backbone Fnet est créé en 1983 au Cnam, sans d’ailleurs susciter le moindre intérêt au sein de l’institution, mais lorsqu’Humberto quitte le Cnam en 1984 Fnet transporte ses pénates à l’Inria, sous la houlette d’Yves Devillers, après un bref passage à l’IRCAM (Michel Fingerhut).
Du côté X.400, je ne réussis à trouver qu’un correspondant, de l’autre côté de la Seine, à Jussieu, mais nous n’avons pas grand-chose à nous dire. D’ailleurs il partira bientôt pour un poste enviable, à l’École française d’Athènes, où il n’aura plus X.400, ce qui me fera perdre sa trace.
À l’incitation de Frédéric Chauveau (et au grand dépit de Jacques Bourroche et de Bruno Mabboux) je me mets de plus en plus à Unix, à l’éditeur de texte Emacs, j’adhère à l’Association Française des Utilisateurs d’Unix et des systèmes ouverts (AFUU), deux ou trois ans plus tard je suis élu à son conseil d’administration.
C’est à la fin de 1991, au moment où je quitte le Cnam pour l’Institut Pasteur, que le Ministère de l’Éducation nationale se soucie de créer un réseau de l’enseignement supérieur et de la recherche, Renater, qui sera un réseau entièrement en TCP/IP. Le ministre Claude Allègre remarque une redondance entre les missions de Fnet et celles de Renater, il suggère de fermer le premier, mais ce n’est pas possible parce que Fnet accueille des clients qui n’ont aucune vocation à rejoindre un réseau de la recherche, tels les Centres Leclerc.
En avril 1992 Fnet se constitue en association loi de 1901, branche française du réseau EUnet, dont les statuts stipulent que deux sièges de son conseil d’administration sont attribués de droit à deux administrateurs de l’AFUU. C’est ainsi que je deviens vice-président de l’association Fnet, présidée par Sylvain Langlois, de la Direction des Études et Recherches d’EdF, bientôt remplacé par Humberto. Il est entendu que l’Inria continue pour les deux années à venir d’assurer le service technique opérationnel dans le cadre d’un contrat établi avec l’Association. Les ressources de Fnet sont les cotisations des membres, dont une tarification au volume de transactions.
Le démarrage de l’association coïncide avec ma prise de fonction à l’Institut Pasteur. Jacques Guidon revient de Boston, où il a découvert l’existence à Brookline, Massachusetts, du FAI The World, qui propose depuis 1989 un accès aux particuliers par réseau commuté [6] ; il a ramené les prospectus ; nous décidons de créer, avec Frédéric Chauveau (qui a rejoint l’Institut Pasteur), un service analogue que nous baptisons Utopia. Les tarifs sont comparables à ceux des abonnements Internet de 2022, mais les services sont sans commune mesure : le service de base à 20 F de l’heure et un minimum de 10 heures par mois ne permet que la messagerie, le service évolué à 40 F de l’heure permet le transfert de fichiers et la connexion à distance à partir du serveur Utopia. Pour accéder à Utopia le moyen le plus commode est un logiciel de courrier comme Eudora (Mac ou PC), mais c’est également possible avec un Minitel (ou un logiciel d’émulation [7]), par le 3614, et c’est le moyen le plus économique.
L’équipe technique Fnet, dirigée par Yves Devillers, est composée de Monique Siksik, Mireille Yamajako, Annie Renard (plus particulièrement responsable de l’administration du domaine .fr
), Francis Dupont, Claude Anzala, Roland Dirlewanger, certains à temps partiel ou même sous forme d’une sorte de bénévolat.
Le 30 décembre 1992 Humberto et moi sommes conviés au siège de l’Inria à Rocquencourt pour un déjeuner de travail avec Alain Bensoussan (président de l’Inria, spécialiste d’analyse numérique plus que d’informatique), Annie Renard, Laurent Kott, Vincent Georges, Jean-Yves Babonneau, Richard Ganem et Yves Devillers (dont on remarquera la double casquette). L’ordre du jour porte sur les versements que doit effectuer Fnet à l’Inria, pour la rémunération des services rendus, et pour le rachat du matériel, principalement un routeur Cisco d’une valeur de 500 000 F (prix neuf) et un serveur RADIUS [8] Livingston d’accès au réseau pour des modems. Nous ne sommes pas solvables, alors je sors de mon chapeau une proposition : l’Inria deviendrait actionnaire à hauteur de 30 % de la société Fnet en création, et son apport en capital serait le matériel en question. Alain Bensoussan repousse cette proposition d’un pied méprisant : « l’Inria investit dans des sociétés qui font des choses importantes, pas l’Internet ». Nous ne savions pas encore que l’Internet serait un marché florissant, que nous pourrions solder notre dette rubis sur l’ongle dès la première année, et que lorsque EUnet serait rachetée en bloc par l’américain Qwest en 1998 nous ferions une plus-value de 20 000 %, qui aurait beurré les épinards de l’Inria plus substantiellement que ses startups ou ses spin off, dont la plupart ont échoué.
Comme prévu, la société EUnet France, issue de l’association Fnet et branche française du consortium informel EUnet, est créée en mai 1994, j’en suis petit actionnaire. En 1996 la société EUnet International est créée par les groupes nationaux d’Autriche, Belgique, Finlande, France, Norvège, République Tchèque et Suisse, rejoints ultérieurement par le Luxembourg, le Portugal, la Roumanie et la Suède. La nouvelle entité est constituée d’une société enregistrée au Royaume Uni, EUnet International Limited, qui contrôle une holding de droit irlandais, responsable des aspects financiers et fiscaux, et d’une structure opérationnelle de droit néerlandais, EUnet International BV, ce qui offre certains avantages fiscaux. Le président d’EUnet International est Jim Omand, recruté à ce poste pour ses compétences en montages financiers internationaux.
De 1992 à 1999 l’association Fnet, puis la société EUnet France contribuent au développement de l’Internet en France. Au début nous sommes les seuls à offrir à tout public de vrais accès à l’Internet, en TCP/IP. À partir de 1993 le réseau Renater des établissements publics de recherche et des universités se déploie pour son public particulier. Sa direction, issue de France Télécom (aujourd’hui Orange), reste très imprégnée de la culture du monopole des télécommunications, et ne comprend ni que l’Internet puisse servir à d’autres que les universités et les organismes de recherche, ni a fortiori qu’il puisse y avoir d’autres opérateurs qu’eux-mêmes. Ils pensent que l’Internet est un épiphénomène négligeable à côté de Transpac, un truc professionnel sérieux. Les relations Fnet-Renater sont tendues, un message électronique émis par un utilisateur de Fnet à destination d’un utilisateur de Renater passe par Amsterdam. Lors d’une réunion homérique de l’association Aristote à la salle Espace du Centre national d’études spatiales (CNES), après que le directeur de Renater eut prétendu contrôler à lui tout seul la branche française du système de noms de domaines (DNS), le domaine .fr
, Francis Dupont lui adresse une réplique légendaire : « Vous, Renater, du point de vue du DNS, vous n’existez pas ! » [9].
Le 26 mars 1998 EUnet International est acheté par l’opérateur de télécoms américain Qwest, pour 154 millions de dollars, par échange d’actions. Le grand intérêt de l’opération est l’acquisition, en une seule opération, de onze sociétés déjà créées dans onze pays dotés de onze régimes juridiques distincts et où l’on parle au moins neuf langues différentes. En 1999 Qwest et l’opérateur historique néerlandais KPN créent la joint venture KPNQwest, qui rachète en octobre 2001 Global TeleSystems (GTS), qui avait construit le réseau européen Ebone. En 2001, KPNQwest, dirigée par Jack McMaster, compte 2 500 salariés, contrôle un réseau de 13 000 km de fibre optique et achemine la moitié du trafic Internet européen. KPNQwest fait faillite en 2002, en partie à cause de ce que l’on a appelé l’éclatement de la bulle Internet ; cette expression est fallacieuse, mais de fait les prévisions de trafic étaient excessives et avaient conduit à des investissements exagérés. Si bulle il y avait, elle était, comme souvent, le fait de gens sans scrupules qui avaient capté les capitaux d’investisseurs incompétents pour des projets aussi mirifiques que vides de toute substance.