Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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La rente n’est-elle pas meilleure que le travail ?

Et le népotisme passif moins fatigant que les études ?

Article mis en ligne le 21 juin 2010
dernière modification le 23 avril 2014

par Laurent Bloch

Dans les sociétés où les études et le travail sont des facteurs de succès moins efficaces que le clientélisme, le népotisme et la corruption, le système de valeurs s’en ressent, et les études et le travail sont moins estimés que la capacité à appartenir aux bons circuits de richesse et de pouvoir, aptitude qui fait moins appel à l’intelligence.

Même dans les systèmes sociaux dominés par le clientélisme, le népotisme et la corruption, il reste des gens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas entrer dans ces circuits, et pour qui les études et le travail apparaissent comme la seule issue, même si peu rétribuée socialement.

Le rôle du clientélisme, du népotisme et de la corruption est particulièrement important dans les systèmes sociaux établis assis sur contexte économique rentier. Récemment un économiste comparait les évolutions de l’Argentine et de la Corée au long du XXe siècle. En 1913 l’Argentine était au septième rang dans le monde pour le PIB ; la Corée était un pays agraire misérable colonisé par le Japon. L’économie argentine était basée sur la rente d’une agriculture extensive dotée d’une main d’œuvre peu abondante et peu payée, dont les revenus ont alimenté les dépenses somptuaires d’une poignée de grands propriétaires, et fort peu les investissements industriels ou éducatifs. La Corée du Sud, de son côté, sortait en 1953 d’une guerre qui avait littéralement rasé le pays et d’une partition qui avait laissé toutes les richesses naturelles, minières notamment, à la Corée du Nord. Il ne lui restait qu’une richesse : sa population, aujourd’hui une des plus éduquées de la planète, à la tête d’une industrie de pointe dont nous sommes les clients et qui en fait une grande puissance. L’Argentine se traîne de crise en crise, au gré de réformes économiques souvent conçues pour accroître les rentes de l’oligarchie aux dépens de l’économie locale.

Comme le remarquait Zaki Laïdi dans un article des Échos, « les régimes rentiers ont de l’argent, mais ils veillent à ce que cet argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper. » En effet, la naissance d’une économie locale créatrice de richesses comporterait l’existence d’entrepreneurs et de salariés auxquels les revenus de leur travail confèreraient une autonomie sociale bien supérieure à celle du chômeur maintenu au seuil de la survie par des aumônes gouvernementales calculées au plus juste, ou à celle du courtisan stipendié. Dès lors que toute ressource procède du bon vouloir du despote local dans la distribution des miettes de la rente, le pouvoir de celui-ci est (relativement) assuré. L’économie argentine n’est pas purement rentière, il y a des entrepreneurs et des intellectuels, comme partout, mais pas partout en même proportion et dotés de la même liberté d’action. Cette économie et cette société se ressentent encore de leur origine coloniale.

La société de la Rome antique était fondée sur le clientélisme. L’expansion impériale lui a permis de vivre de la rente, dont une partie avait la forme de l’esclavage. Les états modernes établis sur le territoire de ce qui fut l’empire romain ont conservé dans leurs traditions sociales et politiques des vestiges plus ou moins importants de ce clientélisme et de ce goût de la rente, préférée aux fruits du travail. Je crains que le territoire actuel de la France n’ait été conquis par les Romains en 52 avant notre ère, plus tôt pour la côte méditerranéenne.

Parmi les procédés que la France a déployés pour satisfaire sa préférence pour la rente par rapport au travail, il y a eu le colonialisme, Jacques Chaban-Delmas le rappelait dans son discours de 1969 à la Chambre des députés. Au XIXe siècle, pendant que les Allemands, frustrés de leurs aspirations impériales, se mettaient au travail et édifiaient la plus grande industrie du monde, et aussi la plus grande science, nous rêvions d’empire.