Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre posthume de Tony Judt
Retour sur le XXe siècle
Une histoire de la pensée contemporaine
Article mis en ligne le 12 novembre 2010
dernière modification le 11 novembre 2025

par Laurent Bloch

Dans un article précédent j’avais rendu compte d’un livre de Tony Judt, Après-guerre — Une histoire de l’Europe depuis 1945 ; l’auteur est mort cet été et les Éditions Héloïse d’Ormesson publient Retour sur le XXe siècle — Une histoire de la pensée contemporaine — Pour en finir avec l’ère de l’oubli.

Il s’agit en fait d’un recueil d’articles publiés entre 1994 et 2006 dans les revues The New Republic, The New York Review of Books, The Nation, Ha’aretz, The London Review of Books et Foreign Affairs. Ainsi que l’annonce l’auteur au début d’une introduction substantielle, « ils couvrent un large éventail de sujets — des marxistes français à la politique étrangère de l’Amérique, de l’économie de la mondialisation à la mémoire du mal — et un large espace géographique, de la Belgique à Israël. Mais ils répondent à deux préoccupations dominantes. La première est le rôle des idées et la responsabilité des intellectuels. Le tout premier essai repris ici traite d’Albert Camus, le plus récent est consacré à Leszek Kołakowski. Ma seconde préoccupation est la place de l’histoire récente dans une ère d’oubli : la difficulté que nous avons à dégager un sens du siècle troublé qui vient de s’achever et à en tirer les leçons » (p. 13). La pensée est claire, le style direct et la lecture agréable (malgré un petit nombre de passages où la traduction a dû être mal retranscrite).

Les deux premières parties du livre, intitulées « Le cœur des ténèbres » et « La politique de l’engagement intellectuel », réunissent des monographies consacrées à des personnages : Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber et Hannah Arendt pour la première, Albert Camus, Louis Althusser, Eric Hobsbawm, Leszek Kołakowski, Jean-Paul II et Edward Said pour la seconde, dans un style assez proche de celui des « Vies politiques » de Hannah Arendt.

Il n’est pas surprenant que « Le cœur des ténèbres » soit occupé par quatre intellectuels juifs qui vécurent à l’époque des grandes tueries européennes, et qui, parmi les premiers, tentèrent, à l’époque avec peu de succès, d’attirer l’attention de leurs contemporains sur l’ampleur et la nature extraordinaires des crimes des régimes nazi et soviétique. À l’occasion, chaque fois, de la parution d’un livre écrit par le personnage en question, ou consacré à lui, Judt fait appel à une érudition sans faille pour une analyse en profondeur.

Hannah Arendt

Depuis quelques années il semble de bon ton de dévaluer l’œuvre de Hannah Arendt en montant en épingle des erreurs anecdotiques ou des analyses discutables mais relatives à des points particuliers : en réalité, peut-on soupçonner, parce que l’intelligentsia française ne supporte toujours pas que l’assassinat de dizaines de millions de personnes par le régime soviétique ait été mis rigoureusement en parallèle, par elle, avec les crimes nazis, et aussi parce que sa critique de l’establishment sioniste et israélien lors du procès d’Eichmann n’a pas été acceptée par les milieux pro-israéliens.

Judt rend une juste place à celle qui, dès 1951 (il fallut attendre la traduction française vingt et un ans, ces vérités étaient trop rudes), proposa dans Les Origines du totalitarisme une analyse comparée pénétrante du nazisme et du système soviétique : « elle a mis de l’ordre dans de grandes choses, et, pour cela, elle mérite que l’on se souvienne d’elle » (p. 138). Notamment, « ce qu’Arendt a le mieux compris, et ce qui lie son explication du nazisme et son étude ... [ici p.113 je saute un passage de traduction douteuse] de l’expérience soviétique, ce sont les traits psychologiques et moraux de ce qu’elle appelait le totalitarisme. »

Louis Althusser

Louis Althusser a profondément marqué la génération de Tony Judt [1], lequel d’ailleurs se trouva étudiant à l’École normale supérieure à l’apogée du maître. Intrigué par sa réputation hyperbolique, il alla l’écouter : « après deux laborieuses tentatives pour m’adapter à l’expérience, j’abandonnai le séminaire pour n’y plus jamais revenir » (p. 156). Mais, « de longues années plus tard, et contraint pour des raisons professionnelles de lire les œuvres publiées d’Althusser, par bonheur peu nombreuses, je compris un peu mieux de quoi il retournait, intellectuellement et sociologiquement. Althusser se livrait à ce que ses acolytes et lui appelaient une “lecture symptomatique” de Marx : autrement dit, ils lui prenaient ce dont ils avaient besoin et feignaient d’ignorer le reste. Voulaient-ils que Marx ait dit ou voulu dire une chose qu’ils ne trouvaient pas dans ses écrits, qu’ils interprétaient les “silences”, échafaudant ainsi une entité purement imaginaire. C’est cette chose qu’ils appelaient science, et une science que Marx était censé avoir inventée et qui était applicable, telle une grille, à tous les phénomènes sociaux. » (p. 156).

Pourquoi cette manipulation de textes ? pour « sauver le marxisme des deux grandes menaces qui pesaient sur sa crédibilité : le macabre bilan du stalinisme et l’échec des prévisions révolutionnaires de Marx. » (p. 157). Althusser avait inventé la notion de « pratique théorique », qui « avait le charme singulier de placer les intellectuels et l’activité intellectuelle sur le même plan que les organisations économiques et les stratégies politiques qui avaient occupé des générations antérieures de marxistes » (p. 157). Inspiré par le structuralisme alors à la mode, il s’employa à réfuter les lectures « humanistes » de Marx qui fleurissaient dans les années 1960 ; en effet « souligner la condition et les responsabilités morales des individus revenait à détourner de l’appréciation des forces impersonnelles plus vastes à l’œuvre dans l’histoire et à abuser ainsi les ouvriers, comme tout le monde, en leur faisant croire qu’ils pouvaient agir de leur propre chef, au lieu d’accepter l’autorité de ceux qui parlaient et pensaient pour eux. » (p. 159).

À titre personnel je suis particulièrement sensible à cette analyse de Tony Judt, parce que, sans avoir été directement exposé à l’influence d’Althusser, je fus, comme nombre de mes contemporains, soumis à celle de certains de ses épigones, et j’acceptai pour plusieurs années de diminuer ma faculté de juger et mon libre arbitre au nom de ces « forces impersonnelles », les lois de l’histoire, la lutte des classes et autres thèses douteuses.

Au bout du compte, on se demande comment de telles « élucubrations » (p. 155) ont pu jouir d’un tel prestige et exercer une telle influence, et rester encore aujourd’hui des sujets de recherches dans de nombreuses universités britanniques et américaines.

Edward Said

Edward Said est mort malheureusement en 2003, ce qui nous prive de ses analyses des événements plus récents, qui certainement nous seraient précieuses. Professeur à l’université Columbia, il a consacré sa vie universitaire à l’étude des relations problématiques entre la pensée et la littérature européennes modernes d’une part, les sociétés et les cultures des pays colonisés ou dominés par l’Europe d’autre part. Mais aussi, nous dit Tony Judt, « à compter de 1967, avec une urgence et une passion croissantes au fil des ans, Edward Said a été un commentateur éloquent et omniprésent de la crise du Moyen-Orient ainsi qu’un partisan de la cause des Palestiniens. » (p. 230).

Si Edward Said dresse un tableau des violences et des iniquités israéliennes, il jugeait aussi de première importance de « dire la vérité à et sur son peuple, plutôt que de courir le risque de céder à “la complaisance et la flagornerie envers son camp qui défigure l’histoire des intellectuels depuis des temps immémoriaux”. » (p. 236).

Sa critique du « processus d’Oslo », de son hypocrisie et de son injustice, est d’autant plus impitoyable qu’appuyée sur des sources circonstanciées et irréfutables, souvent israéliennes, elle va au fond des choses, que ce soit par des études cartographiques ou par l’exégèse de textes diplomatiques touffus que personne n’a jamais pris la peine de lire.

« Trois décennies durant, presque seul, il a maintenu ouverte en Amérique la discussion sur Israël, la Palestine et les Palestiniens. Ce faisant, il a pris des risques personnels considérables en rendant un service inestimable au pays. Sa mort [a ouvert] un vide béant dans la vie publique américaine. Il est irremplaçable. »

L’autobiographie de ce Palestinien protestant de nationalité américaine [2], À Contre-voie (en anglais “Out of place”, le titre est éloquent), est à lire absolument : outre des expériences vécues riches d’enseignements sur les sociétés palestinienne, libanaise et égyptienne, on y trouve une description comparée des systèmes éducatifs anglais et américain, dont aucun ne sort indemne.

Un demi-siècle d’Europe, d’Israël et d’Amérique

La troisième partie est consacrée à l’Europe et à Israël, la quatrième à l’Amérique. Fin connaisseur de tout ce qui concerne la France, Tony Judt, à l’occasion de recensions de livres ou d’articles, nous fournit des synthèses éclairantes sur la défaite française de 1940 (p. 253) ou sur Les Lieux de mémoire (sous la direction de Pierre Nora, p. 276), mais ce sont les articles sur la Roumanie (p. 353) et la Belgique (p. 329) qui m’en ont le plus appris, même si la seule erreur factuelle que j’aie relevée concerne ce dernier article [3] : saviez-vous que ce n’est qu’en 1919 que la Belgique a accédé au suffrage universel masculin (p. 333), et en 1932 que l’enseignement en néerlandais fut rendu obligatoire dans les écoles de la région néerlandophone (p. 336) ?

Les deux articles consacrés à la politique israélienne ont été publiés, l’un dans The New Republic, « Sombre victoire : la guerre des Six Jours d’Israël » [4] (p. 380), l’autre dans Ha’aretz, « Le pays qui ne voulait pas grandir » (p. 405). Dans le premier, Judt fait montre de son talent à résumer une crise internationale de façon à en rendre les péripéties intelligibles, (comme il le fait dans l’article consacré à la crise des missiles soviétiques à Cuba de 1962, p. 441), puis il replace les choses dans un cadre plus vaste et montre que, si Israël a gagné la guerre, il a d’une certaine façon « perdu la paix », en sabotant toutes les occasions possibles d’améliorer ses relations avec les pays arabes qui l’entourent, sans parler de ses citoyens arabes et des habitants des territoires occupés, et en gaspillant irrémédiablement le capital de sympathie dont il disposait dans l’opinion publique internationale, pour faire de cette victoire « une catastrophe morale et politique » (p. 408). « Aux yeux d’un monde qui regarde son poste de télévision, le fait que l’arrière-grand-mère d’un soldat israélien ait été assassinée à Treblinka ne peut pas excuser le traitement abusif qu’il inflige à une Palestinienne qui attend de pouvoir franchir un poste de contrôle. “Rappelez-vous Auschwitz” n’est pas une réponse acceptable. » (p. 411).

« L’habitude de mettre toutes les critiques étrangères dans le même sac en les taxant d’antisémitisme est profondément ancrée dans les instincts politiques israéliens... Mais ce sont les Juifs vivant hors d’Israël qui en payent le prix. Non seulement cette tactique les empêche de critiquer Israël, car ils ont peur de se montrer en mauvaise compagnie, mais elle encourage les gens à considérer les Juifs où qu’ils soient comme des collaborateurs de facto de la mauvaise conduite d’Israël. Quand Israël viole le droit international dans les territoires occupés, quand Israël humilie publiquement les populations dont il a pris la terre — mais répond ensuite aux critiques en hurlant à l’“antisémitisme” —, il veut dire, en fait, que ces actes ne sont pas des actes israéliens, ce sont des actes juifs ; l’occupation n’est pas une occupation israélienne, mais une occupation juive ; et si vous n’appréciez pas cela, c’est que vous n’aimez pas les Juifs. » (pp. 411-412). Ce comportement est « la principale source du sentiment antijuif en Europe occidentale et dans une bonne partie de l’Asie ».

De fait, et ce sera aussi un thème de l’article de Ha’aretz, la politique israélienne, non seulement coloniale et raciste, mais aussi irresponsable, s’explique par l’impunité que lui assure (en tout cas pour l’instant) le soutien inconditionnel des États-Unis.

Si Tony Judt n’a aucune indulgence pour la politique israélienne, il n’en a pas plus pour la politique américaine : l’article sur la crise des missiles de Cuba en 1962 affaiblit la version américaine traditionnelle, qui attribue une victoire totale à Kennedy, en faisant ressortir, à la lumière des archives soviétiques récemment rendues disponibles, les mérites de Khrouchtchev, tout en jetant une lumière inquiétante sur les ardeurs guerrières de l’entourage du président américain. L’article sur Kissinger ruine sa réputation, en montrant en gros et en détail que les effets négatifs de sa politique, au Chili, au Cambodge ou en Iran, par exemple, se répercutent jusqu’à maintenant : il ne laisse à son crédit que la normalisation des relations avec la Chine. Il y aurait encore bien des commentaires à faire : le mieux est de vous conseiller la lecture de ce livre.