Un roman, un vrai
L’écrivain soviétique Vassili Grossman (1905-1964) a poursuivi l’écriture de son livre Vie et Destin de 1948 à 1962. La bataille de Stalingrad est l’événement autour duquel s’organise le roman, mais les tours et détours des aventures des personnages mènent aussi bien le lecteur dans les camps de concentration nazis, dans ceux du Goulag, dans les intrigues politico-scientifiques d’un laboratoire de physique, parmi les Tatars de Crimée et les Kalmouks, ou au QG du Feldmarschall Paulus.
Il faut dire pour commencer que Vie et Destin est un roman magnifique, au rythme haletant, avec de vrais personnages qui ont, justement, une vie, un destin, qui éprouvent des passions, qui en souffrent, dans de vrais lieux dont l’auteur sait nous donner des descriptions poétiques ou tragiques, d’une écriture alerte qui par moments fait penser à Stendhal. Il faut le dire, parce que le passé de journaliste de l’auteur pourrait donner à croire que Vie et Destin est un livre journalistique, un reportage développé : il n’en est rien. On peut remarquer au passage que Jonathan Littell a sûrement été un lecteur attentif et scrupuleux de Vie et Destin avant d’entreprendre Les Bienveillantes, qui d’une certaine façon lui répond.
Avant d’écrire ce qui restera son chef d’œuvre, Vassili Grossman avait été correspondant de guerre, et à ce titre avait suivi l’Armée Rouge de la débâcle de l’été 1941 jusqu’à la prise de Berlin, en passant par la bataille de Stalingrad, la découverte du massacre en masse des juifs d’Ukraine et l’ouverture des camps d’extermination de Maidanek et de Treblinka. Ces expériences exceptionnelles donnent au roman une substance et une consistance inégalables.
Beaucoup, y compris l’auteur, ont rapproché ce livre de Guerre et Paix : si je puis risquer une appréciation personnelle et subjective, c’est plus véridique et moins ennuyeux [1].
Vicissitudes de la publication
Vassili Grossman termine son roman en 1962, date à laquelle il soumet le manuscrit au rédacteur en chef de la très officielle revue Znamia, Vadim Kojevnikov. Celui-ci s’empresse de le transmettre au KGB, qui effectue une perquisition au domicile de l’écrivain pour y saisir tous les exemplaires et les mettre sous séquestre (ils n’en sortiront qu’en 2013). Vassili Grossman ne survivra guère à son roman.
Heureusement d’autres copies existaient, et les efforts conjugués de Semyon Lipkin, Andreï Sakharov et Vladimir Voïnovitch permettront qu’elles passent à l’Ouest, où le roman sera publié en 1980. Comme le souligne Efim Etkind, qui a participé à l’établissement du texte et écrit la préface de l’édition française, « La mise sous les verrous d’un roman est la plus haute distinction que le pouvoir d’État puisse décerner à une œuvre littéraire. »
Ressorts du totalitarisme
Vassili Grossman était vraiment naïf en imaginant faire publier son roman par un canal soviétique officiel. À côté des passages épiques consacrés aux combats de Stalingrad, il décrit en effet de façon minutieuse l’abomination des camps du Goulag, la perversité des méthodes d’interrogatoire dans les bureaux de la Loubianka, un régime de délation généralisée qui envoie de véritables héros au camp et à la mort, et des bureaucrates sordides au sommet du Parti et de l’État. Il expose sans ambages la symétrie des deux totalitarismes qui s’affrontent à Stalingrad, sans suggérer que l’un pourrait être pire que l’autre. Peut-être mesurait-il mal la portée de son propos ? On a du mal à le croire.
Surtout, encore plus que les mécanismes d’oppression, il décrit particulièrement finement les mécanismes de soumission, comment par exemple le physicien Strum, qui s’est écarté de la science officielle et qui a refusé d’assister à la séance d’autocritique où on lui tendait la perche pour qu’il rentre dans le rang (en rentrant du lycée sa fille Nadia demande « est-ce que Papa est allé se repentir ? »), tout en ayant pleinement conscience de l’antisémitisme d’État (et populaire) qu’il subit avec ses collègues juifs, eh bien il finira par s’effondrer après avoir reçu un mince signal de mansuétude venu du sommet. Finalement, les destins tous plus ou moins tragiques des personnages du roman n’auront aucune issue, l’oppression totalitaire n’offre que des impasses à ses sujets, en un mot la destruction pierre à pierre de la société.
À l’époque de l’écriture de son livre Grossman ne pouvait avoir lu ni Évguénia Guinzbourg, ni Soljénitsyne, ni Chalamov, ni sans doute Arthur Koestler : pourtant on retrouve dans Vie et Destin des échos singulièrement fidèles de leurs témoignages, ce qui conforte la véracité des uns et des autres.