Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Olivier Roy
La sainte ignorance
Le temps de la religion sans culture
Article mis en ligne le 1er février 2009
dernière modification le 23 février 2009

par Laurent Bloch

En apprenant la parution de ce livre, j’avais commis
l’erreur contre laquelle l’auteur met le lecteur en
garde dès les premières lignes : ce n’est pas
« l’ouvrage d’un spécialiste de l’islam qui sort de
son domaine de compétence pour passer au comparatisme »
(p. 7). Si Olivier Roy est surtout connu pour ses
analyses du monde musulman, notamment L’Islam
mondialisé
, et sa connaissance approfondie de la
sphère culturelle persanophone, sans préjudice de
celle, rien moins que superficielle, de la sphère
arabe, ses premiers travaux ont porté sur les relations
compliquées entre Leibniz, la Chine, les jésuites et le
Vatican, et La sainte ignorance montre à l’envi que
depuis cette époque Roy n’a ni laissé en jachère sa
connaissance érudite du christianisme, ni négligé de
scruter d’autres faits religieux dans d’autres
contextes culturels. En fait, ce livre est le produit
d’une vaste enquête, sur le terrain, dans les
bibliothèques et sur l’Internet, dont l’objet est
l’ensemble des mutations qui affectent aujourd’hui les
faits religieux et leurs relations avec les cultures
environnantes.

La thèse centrale de L’Islam mondialisé, si je puis
me permettre de la résumer très grossièrement et dans
les limites de ma compréhension, énonce que la forme du
radicalisme islamiste contemporain connue sous le nom
de salafisme et illustrée par les attentats d’Al Qaïda,
loin d’être un retour de quatorze siècles en arrière
vers des formes de vie sociale et religieuse dominées
par des liens communautaires étroits et chaleureux,
comme le déclarent ses adeptes, n’est en fait possible
et compréhensible que dans le monde contemporain, dont
le fonctionnement économique et les infrastructures
techniques de transport et de communication permettent
à chaque individu d’échapper à l’emprise de la société
et de la culture de ses origines. Le salafisme, qui se
présente comme « religion à l’état pur », dégagée des
scories sociales soupçonnées d’en diluer le message, « scories »
qui constituent en réalité le cadre de vie des fidèles
traditionnels, est parfaitement adapté à un
prosélytisme mondialisé par Internet, destiné à un
public international de jeunes en rupture avec leur
appartenance sociale, peu importe laquelle d’ailleurs,
comme en témoigne le rôle significatif des convertis
dans certains groupes salafistes.

Dans le présent ouvrage, Olivier Roy élargit cette
analyse à la question des rapports entre religion et
culture en général. Mais auparavant il nous livre
quelques épisodes autobiographiques savoureux,
parfaitement à leur place et dans le sujet : premier
contact avec l’évangélisme charismatique dans un groupe
d’adolescents protestants à La Rochelle, ridiculisation
par François Châtelet du piétisme maoïste en hypokhâgne
à Louis-le-Grand.

Cette question des rapports entre religion et culture n’est
pas inédite : les trois religions révélées, à leur origine,
ont voulu chacune arracher leurs disciples à leur univers
profane, plein de tentations qui risquaient de les détourner
de la vraie foi ou de la voie juste. Le protestantisme à
son apparition a renouvelé la tentative, en tentant de
réduire la vie sociale à la vie religieuse. Or, explique
Olivier Roy, « une communauté de foi n’est jamais et ne
peut pas être une vraie société, car cette communauté
suppose soit que le citoyen soit profondément et toujours
religieux (ce qui ne peut pas se maintenir par la coercition
et renvoie donc à l’individu, c’est-à-dire au politique, et
non à la transcendance de Dieu), soit que le religieux soit
vidé de toute sa dimension religieuse, au profit de normes
extérieures... Une société, pour perdurer, ne peut reposer
seulement sur de l’explicite, mais doit se construire sur
de l’implicite et du non-dit, même s’il y a consensus sur
les valeurs dominantes (ce qui n’est pas toujours le cas) »
(pp. 145-147). Savonarole n’a pas duré, et Calvin a bien dû
transiger.

Et sur un sujet d’actualité : « De fait, la charia n’est
jamais (et n’a jamais été) intégralement appliquée... : la
communauté du temps du Prophète était une communauté religieuse
et, lorsqu’elle se transforme par la suite en société politique,
celle-ci relève d’une logique politique qui fait qu’aucun
souverain ne peut accepter l’autonomie intégrale de la
charia. » (p. 151).

À côté de la norme religieuse explicite existe forcément le
domaine des marges où les citoyens et les citoyennes s’adonnent
aux activités réprouvées par la norme mais tolérées par le
souverain, et cela constitue, entre autres, la culture.

En d’autres termes, les miens, qui résument encore une
fois à gros traits, une religion réelle, avec des
fidèles qui sont des gens réels membres d’une société
réelle, va se retrouver insérée dans une culture, avec
laquelle elle va passer des compromis.

Ce qui ne veut pas dire que la religion soit réductible
à un phénomène culturel : « Pour penser la
mondialisation du religieux, deux théories dominent
aujourd’hui : celle de l’acculturation et celle, plus
récente, du marché... L’acculturation suppose que les
transformations du religieux sont la conséquence de
l’imposition d’un modèle dominant, lequel renvoie en
dernière instance à une domination politique. »
(p. 193). Pour Roy, « la théorie de
l’acculturation-domination ignore les dynamiques
d’autonomisation du religieux, précisément parce
qu’elle les ramène au culturel, cadre dans lequel cette
autonomisation du religieux devient incompréhensible. »
(p. 197). Ainsi du débat sur le voile en France : les
tenants de l’explication de la religion par l’aliénation
et la domination supposent que les lycéennes porteuses
de voile le font sous la pression familiale, et font de
cette supposée pression un principe général d’explication,
or dans bien des cas l’inexistence de cette pression est
avérée.

Le livre de Roy énumère une série de faits religieux
qui mettent en défaut les théories de l’aliénation, ne
serait-ce que le rôle du facteur religieux dans de
nombreuses formes de résistance au colonialisme.

La théorie du « marché du religieux » lui semble plus
conforme aux réalités contemporaines : il existe, de
tout temps semble-t-il, une demande de biens
spirituels et de services religieux ; ce qui est
nouveau, c’est la diversité de l’offre et la liberté de
choix du fidèle potentiel.

Sur ce marché transnational et transculturel, les
offres qui ont le plus de succès sont celles qui sont
déconnectées de tout contexte culturel, parce qu’elles
n’offrent aucun obstacle à franchir pour la
conversion. Pour prendre un exemple à l’opposé, il est
pratiquement impossible de se convertir à l’hindouisme
sous sa forme traditionnelle : il faudrait adhérer à
une caste, être incorporé à tout un système compliqué
de prescriptions et d’interdits, si on n’est pas né dans
ce système il n’y a pas d’accès. Du coup sont apparues des
variantes mieux adaptées au prosélytisme : « reformulation
explicite du système de croyance, détaché de sa culture
et société d’origine tout en maintenant la “touche”
orientale exotique qui peut séduire (en particulier dans
la tenue vestimentaire des gourous). Il faut aussi
homogénéiser, simplifier et formater les croyances pour
qu’elles puisssent fonctionner dans un environnement
occidental. Bref, pour l’exporter, il faut transformer
l’hindouisme en religion. » (p. 220).

La forme religieuse qui se développe le plus vite
aujourd’hui n’est pas l’islam salafiste, mais la
variante pentecôtiste du protestantisme, qui convertit
des millions de prosélytes dans des régions aussi
variées que le Brésil ou la Polynésie, et
éventuellement aussi peu accueillantes au christianisme
que l’ancienne Asie centrale soviétique ou l’Afrique du
Nord et de l’Ouest.

Le point commun entre ces deux prédications est la
rupture revendiquée avec la religion savante élaborée
depuis des siècles par les théologiens chrétiens ou les
docteurs de la loi musulmans, au profit d’une religion
qui veut couper tous les ponts avec la culture. Les 25
millions de Brésiliens convertis au pentecôtisme ont dû
renoncer au carnaval, à la danse, à l’alcool et au
football, c’est dire.

Il y a beaucoup d’autres sujets intéressants dans le
livre d’Olivier Roy : une comparaison des pratiques
missionnaires catholiques et protestantes, une analyse
des relations entre langue et religion, notamment entre
langue arabe et islam, une description des relations
entre la nation grecque et l’église orthodoxe, qui
donne à penser : mention obligatoire de la religion sur
la carte d’identité, refus de l’état-civil laïc, qui
concourrent à une véritable discrimination religieuse,
et qui font s’interroger sur le bien-fondé des exigences de l’UE à
l’égard de la Turquie pour la laisser entrer dans
l’Europe : ne devrait-on pas s’occuper de la poutre dans l’œil des
états déjà admis avant de regarder la paille (même un peu grosse)
dans celui des candidats ?