Voler des œuvres d’art est sans doute moins grave qu’assassiner des millions de gens, mais l’art est constitutif de l’âme de l’humanité, aussi les attentats, les usurpations et les détournements commis contre l’art ne sont pas à prendre à la légère.
En 1907 le peintre autrichien Gustav Klimt (auquel le cinéaste Raúl Ruiz a consacré un film remarquable) achève le premier des deux portraits qu’il fera d’Adele Bloch-Bauer, commandé par le frère du modèle, l’industriel et mécène Ferdinand Bloch-Bauer. Ce tableau magnifique est venu en 1986 à Paris au Musée national d’Art moderne (Beaubourg) pour l’exposition Vienne, Naissance d’un siècle, 1880 - 1938, ce qui m’a donné l’occasion de le voir.
Lors de l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, 12 mars 1938) Adele Bloch-Bauer est morte depuis déjà plusieurs années, son frère Ferdinand et sa femme pourront fuir en Suisse, sa nièce Maria réussit à fuir aux États-Unis avec son mari le ténor Fritz Altmann [1]. La collection d’objets d’art de la famille Bloch-Bauer, au nombre desquels cinq tableaux de Gustav Klimt, sera pillée par les nazis et dispersée entre les mains de différents dignitaires du régime (le collier que l’on voit au cou d’Adele sur le tableau finira à celui de Madame Göring). En effet aux yeux des nazis la peinture de Klimt était de l’« art dégénéré » qu’ils étaient peu soucieux d’accrocher dans leurs musées, mais il y avait parmi eux quelques collectionneurs avisés.
Au cours des années 1990 le gouvernement autrichien, sous une pression croissante de l’opinion publique internationale, met en place une « commission de restitution des œuvres spoliées » qui siègera avec beaucoup de cérémonial. Une amie de Maria Altmann-Bloch lui en parle et lui recommande de confier l’affaire à son fils Randol Schoenberg, avocat en mal de causes, et incidemment petit-fils du compositeur Arnold Schönberg. La vieille dame (interprétée par Helen Mirren, vue notamment dans The Queen de Stephen Frears) ferme sa boutique de bibelots de Los Angeles et part pour Vienne avec le jeune avocat, ils y rencontreront un journaliste autrichien qui leur sera d’une grande aide. Un soir Randol Schoenberg et le journaliste iront au concert à la Philharmonie, dont la caissière remarquera la coïncidence entre le patronyme du compositeur et celui qui figure sur la carte de crédit du spectateur, et nous entendrons quelques mesures de La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht).
Mais la commission de restitution est une mascarade à grand spectacle : l’Autriche, représentée par sa ministre de la culture Elisabeth Gehrer et par le directeur du musée du Belvédère, n’envisage pas un instant de restituer la tableau qu’elle considère comme l’équivalent pour elle de ce qu’est la Joconde pour la France. Malgré les documents irréfutables produits par l’avocat et les concessions de la légitime propriétaire, prête à ce que la tableau reste à Vienne, la ville de sa jeunesse, les autorités autrichiennes restent intraitables et se considèrent comme les légitimes propriétaires des fruits du pillage nazi. Attaquer le gouvernement autrichien devant la justice de son pays demanderait le dépôt d’une caution d’un million huit cent mille dollars, ce qui est impossible.
Maria Altmann et Randol Schoenberg rentrent découragés à Los Angeles, mais la vente dans les librairies américaines du catalogue du musée du Belvédère va leur donner l’occasion de porter l’affaire devant les tribunaux américains. La partie autrichienne se défendra jusque devant la Cour Suprême, finalement une commission d’arbitrage indépendante se réunira à Vienne et donnera gain de cause à Maria Altmann. Le tableau lui sera rendu (avec les quatre autres), elle le vendra 135 millions de dollars en 2006 à une galerie de New York à condition qu’il y soit exposé en permanence, ce qui est le cas. Lorsque vous passerez là-bas, faites un crochet par la Neue Galerie, 1048 5th Avenue et 86th Street, Manhattan.