par Laurent Bloch
En Amérique
Ifemelu, jeune femme nigériane dont la biographie n’est pas sans points communs avec celle de la romancière, titulaire d’une bourse de recherche prestigieuse à Princeton, tient un blog qui connaît un grand succès, Raceteenth (Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non-américaine). Elle a un amant afro-américain, Blaine, professeur à Princeton, qui fait tout pour être encore plus parfait que les Blancs : il mange du quinoa et des légumes bio, écoute de la musique classique, milite pour l’élection d’Obama et met « son préservatif avec une lente et froide concentration ». Cette rectitude politique finira par lasser son amante.
Un jour Blaine organise une manifestation de protestation parce qu’un portier noir de la faculté où il enseigne a été victime d’une brimade raciste. Ifemelu n’y va pas : Blaine ne le supporte pas. Ifemelu a beau venir s’excuser, rien n’y fait. On mesure ici la supériorité du catholicisme sur le protestantisme : si Blaine avait été catholique, il aurait fini par lui pardonner et ils se seraient réconciliés, mais le protestantisme ignore le pardon, et leur amour s’éteindra (mon épouse me dit qu’Ifemelu ne l’a jamais vraiment aimé, pas plus que le précédent, un riche Blanc, Curt).
Ifemelu décide de rentrer au Nigéria et de tout plaquer, à commencer par Blaine.
Avant de partir pour Lagos Ifemelu veut faire tresser ses cheveux à la mode africaine, ne serait-ce que pour ne pas être ébouriffée en sortant de l’avion. Mais il n’y a pas de natteuse à Princeton, ville universitaire, blanche et distinguée (« les rares résidents noirs qu’elle y avait vus avaient la peau si claire et les cheveux si raides qu’elle ne pouvait les imaginer tressés »), alors elle prend le train pour Trenton, la capitale de l’État, plus plébéienne et pluri-ethnique. Là elle découvre que, comme partout dans le monde, les patronnes de salons de coiffure africains sont ivoiriennes, même si elles emploient des Sénégalaises ou des Guinéennes. Lors du trajet de Princeton à Trenton elle avait eu tout loisir d’observer un gradient socio-ethnique : à Princeton les passagers du train sont blancs et minces, au fur et à mesure du trajet vers le nord les peaux s’assombrissent, les corps s’alourdissent et l’aisance glisse à la pauvreté. Philip Roth m’avait fait connaître le New Jersey du nord, Chimamanda Ngozi Adichie celui du sud, très différent, mes amis américains me l’ont confirmé.
La question capillaire tient d’ailleurs une grande place dans le roman. Au début de son séjour américain, après des mois de chômage au bord de la misère qui l’empêchent même de suivre les cours à l’université, Ifemelu obtient enfin un entretien d’embauche. « Quand elle parla à Ruth [conseillère afro-américaine d’orientation professionnelle] de sa prochaine entrevue à Baltimore, celle-ci lui dit : “Mon seul conseil ? Défaites vos tresses et défrisez vos cheveux. Personne n’en parle jamais, mais c’est important. Il faut que vous obteniez ce boulot.” » Moyennant quoi, le défrisage est une torture pour le cuir chevelu et pour les cheveux.
Pour quiconque n’est pas « blanc teint clair », aux États-Unis, la vie entière est gouvernée par la question de la race. Il serait bon que les « Blancs teint clair » français prennent conscience de ce qu’il en va de même en France.
Ifemelu à l’atterrissage : « En descendant de l’avion à Lagos, j’ai eu l’impression d’avoir cessé d’être noire. »
Au Nigéria, en Angleterre
Remontons dans le temps de quelques années : Ifemelu est née dans une famille de la classe moyenne, son père est employé d’une agence fédérale, il perdra son travail mais finira par en retrouver un, sans grande prospérité ni pauvreté, sa mère se confit en dévotion dans diverses sectes évangéliques. Uju, sa jeune tante, est médecin, mais surtout la maîtresse richement entretenue d’un général proche du pouvoir.
Au lycée Ifemelu se lie d’amour avec son condisciple Obinze, qui a perdu son père et dont la mère, professeur de littérature à l’université de Nsukka et forte personnalité, aura une grande influence sur son fils comme sur Ifemelu.
Le Nigéria est rongé par la corruption et le clientélisme, les riches et les puissants ne reculent devant aucune ostentation et accueillent comme la moindre des choses la servilité de leurs affidés, à qui la vie devient facile dès lors qu’ils ont abdiqué toute dignité. La population la plus riche de Lagos vit dans l’île Victoria, soigneusement séparée du reste de cette agglomération de 22 millions d’habitants. Pendant ce temps le reste de la population se bat pour la survie.
Le général protecteur de Tante Uju (et père de son fils Dike) trouve la mort dans un accident d’avion suspect : du jour au lendemain la vie d’Uju bascule, elle n’a plus rien, elle trouve moyen de quitter le pays pour les États-Unis, où elle devra repasser une partie de ses examens de médecine et survivre de petits boulots en attendant. Ce seront de longues années d’amertume.
À l’université les enseignants ne sont plus payés depuis des mois, ils se mettent en grève, il n’y a plus de cours. Ifemelu part pour les États-Unis, aidée tant bien que mal par Tante Uju, elle-même en difficulté. Obinze part pour l’Angleterre, où il connaîtra la vie traquée du clandestin sans papiers, travaillera sous de faux noms aux travaux les plus pénibles, avant d’être finalement arrêté et expulsé après avoir payé des milliers de livres pour un mariage blanc.
Ces épreuves humiliantes ont soumis à rude épreuve l’amour d’Ifemelu et d’Obinze. Le retour au pays ne sera pas facile.
Impressions et sentiments
Ce roman de plus de 500 pages est rempli d’épisodes vivants, de notations subtiles, d’observations bourdivines [1]. Un peu comme le Carnet d’or de Doris Lessing, il est de ces romans que les hommes auraient intérêt à lire, parce qu’une femme y dévoile quelques secrets de la psychologie féminine qu’elles préfèrent généralement garder dans l’ombre. Parfois je devais interroger mon épouse : « et là, ce qu’Ifemelu fait et dit, une femme réelle se comporterait-elle ainsi ? » ; la réponse fut toujours positive. Donc, compagnons masculins d’infortune, vous devriez lire ce livre.