« Pourquoi de jeunes Français - les uns issus de familles traditionnelles musulmanes et les autres convertis - nourrissent-ils à l’égard des institutions qui les ont protégés et des valeurs démocratiques une détestation radicale, que les membres des réseaux islamistes mondiaux entendent - et réussissent à - manipuler au profit de leur ambition ? »
Telle est la question à laquelle s’efforce de répondre Dominique Schnapper dans le récent (et riche) numéro 149 de la revue Commentaire. Disons tout de suite que sa réponse, même si l’on peut ne pas suivre entièrement son analyse, est aussi équilibrée que posssible, et si elle n’épuise pas le sujet, elle n’en laisse aucun volet dans l’ombre. Plus modestement, j’en ai dit deux mots ici.
« Il ne faut pas oublier que le phénomène massif est celui de l’intégration progressive de la majorité de la population descendante des immigrés maghrébins » : avant Dominique Schnapper, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd n’ont cessé de nous le répéter, mais ce fait semble inaperçu par bien des journalistes.
Néanmoins, aucun observateur ne peut ignorer, au moins depuis les émeutes de 2005 après la mort tragique de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, et en fait depuis les incidents consécutifs à la seconde Intifada en 2000 et 2001 sur lesquels le gouvernement Jospin avait lâchement tiré le rideau, qu’une jeunesse en déshérence est sujette à des accès de violence « sans but manifeste, produit de la misère sociale, des frustrations et du ressentiment ».
Si une partie de la jeunesse, souvent mais pas toujours descendante d’immigrés, mais par contre presque toujours résidente de quartiers laissés à l’abandon par les politiques urbaines, en vient à de tels actes désespérés, ce n’est pas en se taisant que l’on pourra y remédier. La politique répressive de Nicolas Sarkozy, tant comme ministre de l’Intérieur que comme président, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Fixer des objectifs chiffrés à la police ne pouvait que l’inciter à aller au plus facile, en l’occurrence les contrôles au faciès pour traquer non pas tant les délinquants que les étrangers en situation irrégulière. Mais ensuite il n’aurait pas fallu s’étonner que des jeunes contrôlés et fouillés trois fois par semaine à cause de leur origine supposée ressentent ces vexations comme un déni de leur nationalité française, et refusent de chanter la Marseillaise au Stade de France...
La déshérence des banlieues : essayez seulement d’aller un dimanche après-midi par les transports en commun à Verrières-le-Buisson, banlieue bourgeoise, alors ne parlons même pas de Montfermeil ou de Clichy-sous-Bois, véritables zones de relégation où l’on ne peut pas aller et d’où l’on ne peut pas sortir, sauf à disposer d’une voiture que les jeunes dont il est question ne peuvent pas acheter.
Il y a aussi le chômage : c’est une « préférence française », tous les sociologues étrangers le savent. « Le chômage, et en particulier le chômage des jeunes, a servi de variable d’ajustement. Le contrat social de fait a abouti à un consensus implicite défavorable à l’emploi : les syndicats représentent les intérêts des actifs occupés, le patronat gère la paix sociale à l’intérieur des entreprises, le gouvernement dialogue avec les partenaires sociaux et son électorat est formé des actifs occupés et des assurés sociaux. La protection apportée par un État providence étendu, en amortissant, au moins à court terme, les effets les plus dramatiques du chômage, donne bonne conscience à tous. Or, dans des sociétés organisées autour de la production de richesses et des échanges de biens et de services, le travail est essentiel. L’absence d’emploi touche à la dignité de la personne. »
Dominique Schnapper souligne aussi le fait que les descendants de migrants qui ont obtenu des diplômes, souvent en surmontant des difficultés considérables, n’accèdent souvent pas aux emplois auxquels il pensaient (de façon justifiée) pouvoir postuler, et que ce déclassement « contraste cruellement avec la réussite matérielle des caïds des banlieues ».
À ces blocages sociaux et économiques s’ajoute une fermeture politique : on a célébré l’anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, mais on oublie de dire que ses objectifs généreux ont été entièrement captés par des politiciens arrivistes et calculateurs, qui ont annéanti les espoirs de tous ceux qui auraient pu y trouver le point de départ d’un projet.
J’ajouterai ceci, qui a trait à un blocage culturel autant que religieux : le paradoxe de la laïcité française est que la France est une république laïque avec une religion d’État, le catholicisme. Les juifs et les protestants se sont adaptés, les bouddhistes s’en fichent comme de l’an 40, mais les musulmans croyants ne sont pas très à l’aise : d’une part ils sont particulièrement exposés au racisme, qui s’exprime quotidiennement à l’égard des Arabes et des Africains, d’autre part l’application de la loi de 1905 est hypocrite : sévère pour les musulmans (interdiction du port du voile dans les écoles, menace de menus uniques inadaptés à la cantine, pas de subventions pour la construction de mosquées), elle est laxiste pour les catholiques (entretien des églises sur fonds publics, crucifix au mur des écoles en Alsace et Moselle).
Ma boussole en ce domaine est le travail de Jean Baubérot, seul membre de la commission Stasi à n’avoir pas approuvé le projet de loi pour l’interdiction du voile à l’école, et qui s’est attiré les foudres de tous les laïcs bien-pensants pour voir proposé que l’on renonce au lundi de Pentecôte et au jeudi de l’Ascension fériés au profit d’une fête juive et d’une fête musulmane. Les mêmes laïcs bien-pensants trouvent naturel de priver des enfants de nourriture en fonction de leur religion.
Pour revenir au propos de Dominique Schnapper, il y a bien d’autres choses dans son article, et elle termine sur une note d’espoir en citant des intellectuels musulmans ou issus d’un milieu culturel musulman qui se sont attelés à la tâche de désamorcer ces charges de désespoir qui minent notre société (et d’autres) : Ghaleb Bencheik et Abdelwahab Meddeb, auxquels je me permettrais d’ajouter Kamel Daoud et Abdennour Bidar (sans prétention à l’exhaustivité bien entendu).