Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Todd Shepard
1962 — Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (2)
Seconde partie : 1962, l’indépendance algérienne, et après
Article mis en ligne le 28 juin 2009
dernière modification le 12 avril 2017

par Laurent Bloch

Cet article est la suite d’une première partie.

La partie précédente de ce compte-rendu se terminait en 1962 : le gouvernement français avait fini par comprendre que rien ne pourrait empêcher le peuple algérien de persévérer dans sa lutte pour l’indépendance. Le 18 mars, le général de Gaulle annonça à la radio et à la télévision « la conclusion du “cessez-le-feu” en Algérie ». L’indépendance serait acquise le 5 juillet 1962.

Une amnésie organisée : l’indépendance algérienne vue de France

Dans son chapitre Oublier l’Algérie française (pp. 136-178), Todd Shepard nous fait observer que tout s’est passé comme si le gouvernement français avait voulu éviter à tout prix que cette décision de renoncer à l’Algérie française fasse l’objet d’un débat public. On était passé sans transition ni explication d’une situation où le projet d’indépendance algérienne, présenté comme une utopie inimaginable et tourné en dérision, faisait l’objet d’une opposition par tous les moyens politiques et militaires, y compris l’usage systématique de la torture, à une nouvelle situation où ce même projet, conforme au « courant de l’Histoire », « satisfaisait la raison de la France ».

Quitter l’Algérie, outre le déplacement physique d’un million de personnes, comportait l’accomplissement de quelques actes symboliques non dépourvus de conséquences : exclure du Parlement les 74 députés qui y représentaient les départements d’Algérie, ainsi que les sénateurs, et surtout abroger tous les textes législatifs, évoqués dans la première partie de ce compte-rendu, qui à partir de 1958 avaient fait de tous les Algériens, sans distinction d’origine ni de sexe ni de statut personnel, des citoyens français dotés de tous les droits attachés à cet état, ce qui revenait à retirer la citoyenneté à des gens à qui on l’avait octroyée. Cette opération d’excision civique et nationale me semble être le point d’application principal de la thèse de Shepard annoncée par le titre du livre : « l’indépendance algérienne a transformé la France », parce qu’un pays (une nation) ne sort pas indemne d’une histoire où il (elle) a trié ses citoyens en deux groupes, ceux qui resteront Français et ceux qui ne le seront plus. Surtout si cette opération s’est accomplie dans le silence du législateur et de l’opinion, selon des principes tacites qu’il a fallu intérioriser.

En effet, si l’on veut bien y réfléchir, l’opération a été d’une incroyable brutalité. Le 2 juillet 1962 tous les habitants de l’Algérie étaient des citoyens français. Le 21 juillet la majorité d’entre eux ne l’étaient plus : certes, pour la majorité de cette majorité ils ne souhaitaient plus l’être et voulaient devenir des citoyens d’un nouveau pays indépendant, l’Algérie. Mais du point de vue des autorités françaises, la question se posait un peu différemment, il s’agissait de retirer, brutalement et avec des moyens juridiques très discutables, des droits à des millions de gens qui les possédaient quelques jours plus tôt, sur des critères raciaux implicites.

Refoulement des Musulmans

En bref, tous les habitants de l’Algérie « de statut civil commun » (c’est-à-dire les Européens et la plupart des Juifs) restaient français, ainsi que les Juifs du M’zab, bien qu’ils aient conservé leur statut civil local. Les autres Algériens de statut civil local, c’est-à-dire les Musulmans, avaient en principe la possibilité de conserver la nationalité française s’ils le désiraient. Après l’annonce de la conclusion des accords d’Évian, le Premier ministre avait communiqué ses instructions aux autorités militaires françaises en Algérie : les « citoyens français musulmans d’Algérie » auront « les mêmes possibilités que les Français de souche pour l’installation en métropole avec la citoyenneté française », et la faculté de reprendre la nationalité française leur sera maintenue à tout moment s’ils reviennent en métropole (p. 298).

Quatre ou cinq mois plus tard ces instructions ne seront plus guère d’actualité : tout sera entrepris pour refouler les musulmans qui auraient souhaité gagner la France. Il s’agit notamment, mais pas seulement, de ceux qui allaient s’appeler les harkis, auxquels il était assez clair que les autorités de l’Algérie indépendante ne réservaient pas un avenir radieux, et que le gouvernement français a décidé d’abandonner d’une façon assez indigne. Cet épisode de l’histoire est désormais mieux connu par certains témoignages d’officiers français qui ont été contraints de livrer leurs soldats musulmans. Les suites de ces événements ont trouvé leur expression littéraire sous la plume ardente et talentueuse de Zahia Rahmani. Les harkis et leurs familles qui ont pu gagner le territoire français y ont été traités de façon ignominieuse, parqués dans des sortes de camps militaires, sans bénéficier d’aucune des mesures d’intégration que la France avait fait miroiter et qu’elle devait bien, quand même, à ceux qui avaient choisi son camp, qu’ils aient eu tort ou raison.

Encore plus paradoxal, et juridiquement injustifiable, fut le traitement réservé aux Algériens qui vivaient en France : du jour au lendemain ils furent rétrogradés du statut de citoyens de plein droit à celui d’étrangers immigrés.

Cette éviction des Algériens musulmans contraste avec l’attitude officielle à l’égard de leurs compatriotes juifs. L’administration française fit de grands efforts pour que tous les Juifs d’Algérie soient bien reconnus comme Français, y compris ceux du M’zab qui n’avaient pas bénéficié du décret Crémieux parce qu’à l’époque les territoires du Sahara n’étaient pas des départements français. En outre, de grands efforts furent aussi accomplis pour écarter la concurrence des organisations sionistes, qui cherchaient à attirer les Juifs algériens vers Israël, mais ne connurent guère de succès. La citoyenneté française apparaissait comme un bien trop précieux pour être abandonné. Dans le même ordre d’idées j’ai rencontré un juif tunisien qui, des années après l’indépendance de la Tunisie et son arrivée en France, avait gardé la nationalité tunisienne et elle seule : l’administration française l’a pratiquement obligé à se faire naturaliser français.

On peut donc, avec Todd Shepard, parler de « refoulement des musulmans ». L’indépendance algérienne fut l’occasion pour la nation française dans son ensemble de renier sa volonté intégrationniste, et de redéfinir sa vision de qui était français et de qui ne l’était pas. Shepard en déduit que la conception universaliste d’elle-même que nourrissait la nation française était inséparable de sa dimension impérialiste, ce qui semble montré de manière probante par le livre.

Un vieil impensé lourd de présent

Pour mon compte je retiendrai que le plus grave dans cette révision identitaire qui excluait les Arabes musulmans et incluait les Juifs d’Algérie, mais non sans arrière-pensées, c’est qu’elle fut implicite et tacite. Le refoulement des Musulmans le fut aux deux sens du terme : expulsion matérielle et administrative des personnes, expulsion inconsciente de l’imaginaire. Nul besoin d’une grande science freudienne pour supputer qu’une telle opération de l’esprit non résolue ne peut que ressurgir dans l’imaginaire plus tard. Et quand j’observe des intellectuels en principe tolérants, universalistes et antiracistes s’acharner avec une violence tout à fait disproportionnée à pourchasser quelques femmes musulmanes parce qu’elles portent un bout de tissu sur leurs cheveux, je ne puis m’empêcher de voir là un retour impensé de cette expulsion des musulmans de l’imaginaire français, qui a eu lieu en 1962.


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