Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Musique, peinture, littérature
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 20 novembre 2022

par Laurent Bloch

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La musique a déclenché les hostilités familiales. Déjà lorsque j’avais onze ans mon cousin Roland m’avait fait écouter Louis Armstrong, j’avais été enthousiasmé, jamais je n’avais rien entendu d’aussi fort, à des années-lumière de la musique entendue à la maison, mais cette voix n’était plus revenue de si tôt. Puis, deux ans plus tard, lors d’un séjour de ski, ce fut Ray Charles, Hit the road, Jack, qui me subjugua, je n’avais plus qu’un désir, entendre et réentendre cette musique. Il y avait la radio, mais Ray Charles y était rare, et l’accès au poste contesté par l’usage paternel, exclusif.

Pour mon père, la musique était un phénomène circonscrit chronologiquement entre le milieu du XVIIIe siècle et le premier quart du XIXe, géographiquement entre Vienne et Salzbourg. Ce qui avait eu lieu avant était borborygmes préhistoriques, ensuite il n’y avait que décadence bourgeoise et avant-gardismes réactionnaires, et en d’autres lieux tam-tam de peuplades non civilisées. Alors, si son fils cédait aux séductions propagées par les impérialistes américains pour corrompre l’Europe, ce n’était pas un simple malheur, mais un défi à relever.

Ray Charles m’incite à explorer le jazz plus avant, je lis Jazz Magazine, mais écouter cette musique est source de conflits pour l’accès à la radio, les disques épuisent mon argent de poche. À l’usure je remporte des victoires : on m’attribue une chambre à l’écart où je dispose d’un vieux poste de radio. J’y installe l’électrophone familial, dont personne ne me dispute l’usage. J’obtiens une augmentation d’argent de poche qui me permet d’acheter plus de disques, je fréquente assidûment l’arrière-boutique de la Librairie des Étudiants, où officient deux disquaires passionnés, Jacques Chollet et Claude Reynaud, qui me font entendre leurs dernières découvertes. L’adolescence est extrémiste : je vais tout de suite vers ce qu’il y a de plus extrême, John Coltrane, Sonny Rollins, Cecil Taylor, Ornette Coleman, Archie Shepp... Ils seront rejoints par Charles Mingus et Thelonious Monk. Séparé du reste de la maison par un mur de près d’un mètre d’épaisseur, je peux les écouter sans arracher les oreilles de mes parents et de mes sœurs.

La musique noire est souvent un combat antiraciste explicite. Son rejet par mon père détruit la confiance que j’avais dans la justesse de son idéologie communiste. Ses arguments soi-disant esthétiques et politiques sont plus que douteux. À sa décharge, l’écoute de la musique classique européenne et celle du jazz mobilisent des émotions et des dispositions cénesthésiques tellement différentes qu’il est forcément difficile qu’un homme de sa génération et de son éducation franchisse ce pas.

Une interview de Cecil Taylor m’apprend qu’il s’inspire de la musique d’Arnold Schönberg : voilà qui me laisse espérer des sons encore plus insupportables aux oreilles paternelles. Les fidèles Jacques Chollet et Claude Reynaud ont le Pierrot lunaire dans les bacs, je ne suis pas déçu ! Suivront bientôt Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis...

Chaque année John Coltrane vient à Paris donner un concert à la salle Pleyel. Mon oncle et ma tante habitent à côté, m’hébergent et m’offrent la place, cela tombe pendant les vacances de la Toussaint, je pourrai assister au concert trois années de suite.

Après cette escalade vers l’avant-garde, de Ray Charles à Cecil Taylor, qui me donnera le passage vers Schönberg, je pourrai assez logiquement redescendre dans le temps vers Bach, dont Jacques Loussier a montré par l’exemple que sa musique était très compatible avec le jazz. Bien plus tard, mon ami égyptien Ahmed attirera mon écoute vers les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, qu’il écoute au Caire. Ce sera le temps du baroque, avec les merveilleux concerts du Festival estival de Paris, dans les églises des Carmes, Saint-Louis en l’Île, Saint-Étienne du Mont, avec les Arts florissants de William Christie et Agnès Mellon, Hespèrion XX de Jordi Savall et Monserrat Figueras, Scott Ross et René Jacobs, John Eliot Gardiner, Philippe Herreweghe, etc.

Quant à se laisser aller à aimer la musique de Schubert, il faut pour cela accepter ses propres sentiments, ce qui ne me sera possible qu’à un âge bien plus avancé. Il est indéniable que certains passages de certaines pièces de Schönberg ou de Cecil Taylor ne sont absolument pas destinés à être agréables à entendre. La fin de la première des cinq pièces pour orchestre op. 16 d’Arnold Schönberg, qui selon l’expression de Theodor Adorno expriment « la vie pulsionnelle explosive des sons » (de préférence dans l’interprétation dirigée par Robert Craft, encore un conseil Chollet-Reynaud) en est un bon exemple.

La perte de la confiance que m’inspirait mon père a une conséquence dont aujourd’hui encore je subis les effets : alors que j’étais un enfant qui dévorait les livres, des Contes et légendes tirés de l’Iliade et de l’Odyssée à Rudyard Kipling et Alexandre Dumas, lors de mes treize ans j’arrête totalement de lire. Ce n’est qu’en classe de seconde que je découvrirai, fortuitement, qu’existent des livres que mon père n’aime pas : le premier sera La Condition humaine d’André Malraux, objet de sarcasmes paternels lors du dîner, je me précipiterai, et en prime il y a des passages sexuels. Mon professeur d’allemand, Claude Prévost, est un drôle de type ; idéologue local du parti communiste, gardien vigilant de l’orthodoxie, superviseur des étudiants communistes, membre du comité de rédaction de la revue doctrinale du PC, la Nouvelle Critique, c’est néanmoins lui qui va m’indiquer la piste des poisons idéologiques les plus toxiques : Ulysse de James Joyce, les derniers quatuors de Beethoven, L’Homme sans qualités de Robert Musil... Peut-être veut-il m’induire en tentation, pour voir si je glisserai sur la pente du péché ? Je passe les vacances de Pâques à lire Ulysse avec ostentation, c’est-à-dire jusqu’à deux cents pages d’affilée sans rien comprendre (Beethoven et Musil viendront bien plus tard). Ma grand-mère contribue à cette entreprise de corruption en m’offrant Les Années de chien de Günter Grass. Cette passion de lire contre mon père durera longtemps : j’avais toujours cru qu’il aimait Flaubert, cet écrivain compatible avec le réalisme socialiste, mais à plus de quarante ans je l’entends dire que c’est ennuyeux, alors je me précipite sur Bouvard et Pécuchet.

Idem pour la peinture : apprendre qu’il existait des peintres condamnés par le réalisme socialiste me conduit, dès que je suis à Paris, vers le Musée d’Art moderne, à l’époque au Palais de Tokyo, où je découvre avec enthousiasme Vassily Kandinsky, Zao Wou-Ki, Pierre Soulages, Maria Helena Vieira da Silva, Jackson Pollock... Paris possède peu d’œuvres de Kasimir Malevitch, il me faudra attendre la grande exposition de 1978 à Beaubourg pour mieux le connaître.

Je ne raconte pas tout cela pour étaler mes goûts littéraires et artistiques, mais pour montrer qu’à l’âge de quinze ou seize ans j’avais développé contre l’idéologie communiste de sérieuses défenses, et pourtant, comme la suite va le montrer, cela ne m’aura pas mis à l’abri d’une sévère rechute, dont il faudra pour me guérir une implication personnelle plus active que la lecture de livres, la contemplation de tableaux, l’audition de musiques aussi échevelées soient-elles.