Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Riom, Clermont, Nontron
Des prisons françaises sous l’occupation

Souvenirs de Michel Bloch pendant la guerre 1939-1945

Article mis en ligne le 3 avril 2005
dernière modification le 3 juin 2005

Cet article écrit par Michel Bloch relate ses souvenirs de la période de la guerre 1939-1945.

Jusqu’à ma vingtième année, je n’ai guère eu de préoccupations politiques, mais évidemment, mon père, mes parents étant ce qu’ils étaient, j’étais de gauche, cela allait sans dire. Mon père avait adhéré au parti communiste dès le lendemain du congrès de Tours, puis il l’avait quitté en 1924, ou plus exactement il n’avait pas repris sa carte ; il n’appréciait guère l’évolution du parti à ce moment-là , mais il se considérait toujours comme un révolutionnaire et comme un écrivain révolutionnaire. Je me souviens avoir eu comme cela vers 1929 - 30, (j’étais très ignorant, d’ailleurs), une petite discussion avec lui. Il m’a demandé, je ne sais plus à quelle occasion, ce que je pensais de lui comme écrivain ; j’ai répondu qu’il était un écrivain républicain, il a été très blessé ; j’aurais dû répondre écrivain révolutionnaire.

Et puis ce fut 1933, et la venue de Hitler au pouvoir. Juste à ce moment, j’ai été boursier de l’Université de Paris auprès de l’Université de Vienne en Autriche. Je suis arrivé à Vienne le 30 janvier 1933, c’est-à-dire le jour même où Hitler est devenu chancelier. J’ai été étudiant à l’université de Vienne jusqu’au mois de juin et les nazis y étaient très présents, ils manifestaient, ils arrivaient en uniforme jusque dans l’université, il y avait quelquefois des bagarrres avec les étudiants antifascistes ; en tout cas l’administration de l’université avait beaucoup de sympathie pour les nazis.

En juin 1933 je suis parti pour la Tchécoslovaquie je suis allé à Prague puis j’ai fait un voyage dans le nord de la Bohême, la région des Sudètes que Hitler réclamait pour l’Allemagne. C’était un très beau voyage et très instructif. J’étais allé d’abord par le train à Litomerice au nord de Prague, sur l’Elbe, la Labe comme on dit pour la partie tchèque. Je me souviens que je me promenais sur le quai en bordure du fleuve le soir ; c’était en juin il faisait un temps délicieux, les gens se sont attroupés autour de moi, très sympathiques. Plusieurs d’entre eux avaient travaillé en France ; l’un d’eux avait vécu à Troyes, il parlait un peu français, très gentil ; mais derrière eux, il y avait un garçon dont je voyais la physionomie furieuse littéralement ; brusquement il m’a crié en allemand : « Je souhaite être dans le premier régiment allemand qui entrera à Paris ! »Je lui ai dit : « C’est possible, en histoire tout est possible, on peut être dans le premier régiment allemand qui entrera à Paris, on peut aussi faire un beau mort. »J’ai été ensuite en Slovaquie où j’ai eu aussi à faire avec des nazis ; en Slovaquie les nazis étaient très actifs.

Puis il y a eu la manifestation fasciste du 6 février 1934 qui a abouti à la chute du gouvernement radical , le gouvernement Daladier. J’étais au lit, j’avais une jaunisse à ce moment-là, mais je m’en souviens très bien. J’étais chez mes grand-parents, boulevard Malesherbes à Paris ; mon père devait arriver de Poitiers vers 9 heures du soir, et, venant à pied de la gare d’Orsay jusqu’au boulevard Malesherbes, il était passé près de la place de la Concorde et il est arrivé nous racontant les émeutes .

Il y a eu un grand sursaut antifasciste après le 6 février 1934 et j’ai fait partie du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes dès qu’il s’est formé. C’était Pierre Gérôme, je crois, qui était secrétaire du CVIA. Le philosophe Alain, Paul Rivet, Paul Langevin en étaient les pères spirituels.
Alain était très officiellement radical, Rivet était socialiste et directeur du Musée de l’Homme et Langevin, le grand physicien, était professeur à la Sorbonne, il semblait avoir des sympathies pour le parti communiste.

La troisième chose a été la guerre d’Espagne. Je passe toute la période 1934-36. Le soulèvement de Franco a éclaté le 17 juillet 1936. Il y avait eu cet extraordinaire défilé de la victoire du Front populaire le 14 juillet à Paris. C’était beau, il y avait une joie, un enthousiasme magnifiques.

Mon père est parti tout de suite pour l’Espagne, comme correspondant, je ne me rappelle plus pour quel journal, et il est allé jusqu’à Madrid. Il le raconte dans Espagne, Espagne... : un très beau livre (qui vient heureusement d’être réédité - en 1997) . « Le livre, disait mon père, qui m’a valu le plus d’injures, celui dont je suis le plus fier. »

Avec une série de journalistes, en particulier Andrée Viollis, il a été reçu à Madrid par le président de la République Azana et celui-ci les a menés aux fenêtres : on voyait au loin exploser les obus qui tombaient sur la Sierra où les troupes de Franco essayaient de percer en direction de Madrid et Azana leur a dit :
« Vous voyez, là-bas, c’est la frontière de la République espagnole, et c’est la frontière aussi de la République française. »

Quand cette entrevue a été terminée, tout le monde est très vite parti et Azana a demandé à mon père de rester, et lui a dit :
« Monsieur Jean-Richard Bloch nous sommes privés de tout contact avec le gouvernement français. L’ambassadeur de France est à Bayonne, je sais que vous connaissez Léon Blum, je vous demande de rentrer à Paris tout de suite et d’aller le voir, de lui dire que nous ne demandons pas d’hommes, nous en avons assez, nous en avons trop, mais nous n’avons pas d’armes à leur donner ; nous demandons que la République française applique les accords qui ont été signés entre nos deux Etats et nous fournisse les armes dont nous avons besoin pour nous défendre. »

Mon père est rentré à Paris, il a demandé une entrevue à Léon Blum, il l’a vu - cela devait être vers le 30 juillet, le 1er août,... peut-être quelques jours plus tard. Il lui a raconté tout ce qu’il avait vécu et Léon Blum lui a dit :
« Jean-Richard, je vous promets que la République française fera son devoir vis-à-vis de la République espagnole ».

Il y avait une série de questions matérielles à régler, en particulier concernant l’aviation : l’armée espagnole avait terriblement besoin d’avions. Mon père avait demandé un rendez-vous à Pierre Cot, ministre de l’Air, qu’il connaissait depuis longtemps et qui l’a reçu chaleureusement. Pour les questions matérielles, Pierre Cot lui a dit : « Vous verrez cela avec mon directeur de cabinet. »

Vous savez qui était le directeur de cabinet de Pierre Cot ? C’était Jean Moulin et mon père a longuement parlé avec lui. Il a également vu Salengro, ministre de l’Intérieur. Le soir, je dînais chez mes parents, mon père nous a dit « je suis tranquille maintenant, la République espagnole sera secourue »... et c’est le surlendemain qu’on a appris cette chose monstrueuse qu’a été le traité de non-intervention respecté par la France et la Grande-Bretagne... et violé immédiatement naturellement par l’Allemagne et l’Italie qui ont continué à fournir des avions et des troupes sans lesquels Franco ne serait jamais venu à bout de la République espagnole.

Je dois dire que cela m’a fait faire un pas en avant au point de vue politique. Je me rappelle une manifestation socialiste, au Vél’ d’Hiv’ il me semble, où je suis allé ; Léon Blum parlait et disait que le gouvernement français n’avait aucune preuve que les gouvernements allemand et italien violent la non-intervention. J’ai été de ceux qui ont crié « menteur » et je me suis fait mettre à la porte par le service d’ordre.

La guerre d’Espagne a été le prélude à la défaite française. Mon père avait noté sur un de ses cahiers « Madrid bombardé, cela veut dire Paris bombardé en ... » et plus tard, en 1940, il a écrit « maintenant je peux compléter en mettant la date, Madrid bombardé en 1937-38, c’est Paris bombardé en 1940 ».

Mon père était devenu directeur, le 1er mars 1937, de Ce soir, le journal qui avait été fondé pour défendre la république espagnole puisque tous les journaux du soir à Paris étaient pour Franco : Paris soir, L’intransigeant.

Ce serait toute une histoire encore, que j’ai suivie d’assez loin, bien sûr, mais enfin je me rappelle qu’ Aragon est venu à la Mérigote à Poitiers, en janvier 1937, pour proposer à mon père d’être directeur avec lui. Dans ses mémoires Aragon raconte qu’il avait accepté d’être directeur de Ce soir à la demande de Maurice Thorez, de la direction du parti communiste, mais il avait dit, « à condition que Jean-Richard Bloch accepte d’être directeur avec moi ». J’étais venu passer 48 heures à Poitiers, mon père me ramenait en voiture à la gare où il attendrait Aragon qui allait arriver une heure plus tard ; il m’a dit « en attendant Aragon je vais me mettre dans un café en face de la gare pour écrire des lettres ».

Je ne savais pas du tout pourquoi Aragon venait ; j’ai lu un récit par Aragon de cette visite, assez brève évidemment, 24 heures, qu’il a faite à la Mérigote.

En 1937-38, Ce Soir a mené la lutte pour défendre la République espagnole et, à la fin de 1938, contre la trahison de Munich, cet abandon honteux de la Tchécoslovaquie, notre alliée, à l’expansionnisme nazi.

Mon père a écrit toute une série d’articles, des « Commentaires » dans Europe , qui étaient extrêmement lus ; et aussi des articles dans Commune.. Il y aurait intérêt maintenant à rassembler tout cela et à le republier ; ce serait en tout cas important pour l’histoire.

Je reviens à mon histoire personnelle. Après avoir échoué à l’agrégation d’histoire et géographie, j’avais pu obtenir en 1936 un poste de suppléant au lycée Montaigne à Paris, poste évidemment précaire. J’étais très désireux, on le conçoit, d’obtenir un poste où je pouvais envisager d’être titulaire. A la rentrée 1938 j’ai appris que des postes étaient vacants dans l’enseignement technique. Et en effet, après une visite à la Direction de l’Enseignement technique, j’ai été nommé professeur délégué à l’Ecole nationale professionnelle de Thiers, dans le Puy-de-Dôme, une école toute neuve dans cette petite ville d’Auvergne, depuis longtemps une capitale de la coutellerie.

Je suis arrivé à Thiers (où je n’étais jamais allé) le 11 novembre 1938, un peu plus d’un mois après les désastreux accords de Munich par lesquels les gouvernants anglais et français, Chamberlain et Daladier, avaient livré notre alliée la Tchécoslovaquie à Hitler.

J’ai gardé un excellent souvenir des deux ans que j’ai passés à l’ENP, je veux dire de mes élèves et de mes collègues. Ceux-ci étaient presque tous jeunes car l’Ecole venait d’être créée.

Trois semaines après mon arrivée il s’est produit une crise politique grave : la CGT, qui était alors la seule organisation syndicale importante, a appelé à une grève générale de 24 heures, le 30 novembre, pour la défense des conquêtes sociales du Front populaire. - Cette grève était une énorme erreur politique, comme l’expérience l’a d’ailleurs démontré...

Il aurait fallu au moins une période d’explication, d’autant plus que le gouvernement avait pris une position très offensive et avait déclaré, par exemple, que tout fonctionnaire qui ferait grève serait immédiatement révoqué. La grève a été un échec total, à Thiers comme ailleurs. A l’ENP presque tous les professeurs étaient syndiqués et la section syndicale avait voté la grève mais, en quelques jours, le « moral » a cédé et, le 30 novembre, j’ai été l’unique gréviste de l’Ecole.

Je pense d’ailleurs que j’avais tort et que, puisque tous les collègues travaillaient, j’aurais dû m’incliner, quitte à discuter et à protester. Vers 4 ou 5 h de l’après-midi, je me suis retrouvé seul, assez désespéré et découragé, d’autant plus que je ne connaissais personne à Thiers, venant juste d’y arriver, et que je me voyais déjà révoqué. C’est alors que le directeur de l’Ecole est venu me trouver et m’a dit que le Docteur Joubert, auquel il avait téléphoné, m’attendait.

J’ai été accueilli par le Docteur et Madame Joubert avec la bonté et la gentillesse qui les caractérisaient. Ils connaissaient le nom de mon père, bien sûr. Ils m’ont accueilli comme un fils, je ne saurais mieux dire, et j’ai été reçu chez eux fréquemment jusqu’à mon arrestation, le 9 janvier 1941.

Je ne peux tout rappeler. Je dirai seulement que grâce au Docteur et à Mme Joubert j’ai fait la connaissance de M. et Mme Desserin, de Tonine Planche (Mme Soyfer), de Toinou Saint-Joanis. M. et Mme Desserin étaient instituteurs mais M. Desserin était pensionné militaire. Mme Desserin, directrice d’école, sera révoquée par le gouvernement Pétain. C’étaient des gens absolument dévoués, des républicains et des antifascistes qui ont tout donné pour la liberté. Tous deux ont été déportés, elle seule est revenue. C’étaient des amis fidèles et généreux.

Le Docteur Joubert était président des « Amis de l’URSS » du Puy-de-Dôme, dont M. Desserin était le secrétaire. Je suis devenu président du comité de Thiers et j’ai participé à plusieurs réunions dans le département. Qu’on nous comprenne bien : certainement nous nous faisions des illusions mais, si nous ignorions tout des crimes du stalinisme, nous n’étions pas naïfs au point de tout accepter. Cependant nous admirions les progrès réalisés en vingt ans par l’URSS dans des conditions si difficiles. Et puis surtout nous étions obsédés par le danger hitlérien. La guerre d’Espagne, qui allait s’achever en mars 1939 par la défaite de la République espagnole, nous apparaissait - avec raison - comme le prélude à la guerre mondiale. Nous avions vu Hitler annexer l’Autriche, annexer la Tchécoslovaquie, c’était évidemment la France qui était directement menacée, la France « assiégée » par l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste, et l’Espagne franquiste.

Le seul moyen d’éviter la guerre ou, si elle avait lieu, de la mener dans les meilleures conditions, c’était l’alliance avec l’URSS, que nous appelions de tous nos voeux et qui aurait peut-être permis d’éviter les horreurs que nous avons connues. D’ailleurs finalement c’est l’armée soviétique qui a joué le rôle déterminant dans la défaite de Hitler, c’est Stalingrad, en janvier 1943, qui a marqué le tournant de la guerre. Et je n’oublie pas de combien de morts, de quels fleuves de sang les peuples de l’URSS ont payé cette victoire, la libération de l’Europe. Mais on sait qu’à l’été 1939 les négociations avec l’URSS ont échoué par la faute de la diplomatie occidentale. Le gouvernement soviétique a signé avec l’Allemagne le pacte de non-agression dont les clauses secrètes prévoyaient le partage de la Pologne ; celle-ci a été envahie et la guerre a éclaté.

Fin août 1939, pour me dégager un peu de cette angoisse qui nous étreignait tous, j’étais allé marcher dans l’île d’Oléron. Puis j’étais revenu à La Rochelle et le matin, quand je suis sorti de mon hôtel et que j’ai voulu acheter L’Humanité et Ce Soir, j’ai appris que le Parti communiste venait d’être interdit et les journaux saisis. Je n’étais pas membre du PC mais je savais les combats menés par les communistes et par le Parti communiste français contre le fascisme ; j’étais certain que la mesure stratégique de défense prise par l’URSS en signant le pacte de non-agression n’entamerait en rien la fermeté politique antifasciste des communistes, les seuls (ou presque) en France à s’être dressés contre la capitulation honteuse de Munich. Je ne savais pas très bien ce qui se passait en URSS et je n’avais pas de sentiments bien définis à l’égard des dirigeants soviétiques mais je savais qu’on ne pouvait pas faire confiance à Chamberlain et Daladier. Les communistes allaient être persécutés pour des idées que je partageais en grande partie.

Je suis rentré chez moi, à Poitiers, et je suis reparti presque aussitôt pour le Puy-de-Dôme, puisque tous les fonctionnaires devaient rejoindre leur poste. Je suis d’abord passé à Clermont à la permanence du Parti, où j’ai vu Guy Périlhou qui m’a accueilli chaleureusement. Il déménageait la permanence et m’a dit : « On te considérera comme le responsable du Parti pour Thiers ».

J’étais réformé définitif pour raisons de santé, mais j’ai demandé à repasser devant une commission pour être repris. Sans succès ! Le médecin militaire m’a dit : « Vous serez plus utile dans votre classe que sous l’uniforme. » Il n’avait pas tort, mais j’ai passé un triste hiver - ou plutôt « j’aurais passé » si je n’avais fait la connaissance de ma future femme, Colette Sellier. C’est Francis Cohen, un ami d’enfance, secrétaire des Etudiants communistes de Paris, qui m’a écrit pour me signaler cette étudiante de math, membre des Jeunes Filles de France, qui était à Clermont avec une bourse de licence et sans contact avec le Parti.

1940 - La défaite

Dès le mois de juillet je suis revenu à Poitiers retrouver ma famille. Ma mère et ma soeur Marianne alors enceinte étaient venues de Paris à pied par Orléans et Le Blanc. Mon père également avait fait près de 350 km à pied. En septembre je suis reparti pour le Puy-de-Dôme à bicyclette, passant en fraude, près de Chauvigny, la « ligne de démarcation » qui venait d’être établie. Je suis allé d’abord chez les Joubert, à Joze, où j’ai été reçu chaleureusement. Peu de temps après nous avons vu arriver, également à vélo, deux responsables des Amis de l’URSS, Jean Sosso (Jean Guillemot) et Suzanne Cagé (qui sera déportée plus tard avec Nicole Joubert).

L’ambiance n’était pas du tout au découragement mais à l’indignation et à la volonté de lutter contre l’occupation et contre Pétain. On ne parlait pas de « Résistance » à cette époque mais c’était évidemment de cela qu’il s’agissait : on sentait la nécessité urgente d’expliquer aux gens ce qui se passait, car beaucoup étaient comme assommés par la défaite. Nous avons pensé à rédiger un tract - sans savoir comment on le reproduirait. Je me souviens que Madame Joubert a dit avec sagesse : « Si c’est au nom du Parti communiste, il faudrait peut-être savoir ce que le Parti en pense ! » - Les classes reprenaient, nous sommes rentrés à Thiers les uns et les autres.

Je ne me souviens plus à quelle date exactement je suis allé à Clermont chercher le premier paquet de tracts, en tout cas c’était en octobre 40. J’y ai retrouvé, place de Jaude ou à proximité, un ancien journaliste de L’Humanité, Etienne Néron, replié en Auvergne. Par la suite j’allais à Clermont le jeudi, jour de congé, et je faisais ma distribution de tracts le vendredi. C’était d’ailleurs une erreur grossière. Quand j’ai été arrêté, en janvier 41, le commissaire de police de Thiers, Philis, m’a dit : « On avait observé que les distributions de tracts avaient lieu le vendredi, c’est pourquoi on a perquisitionné chez vous le vendredi matin. » Mais nous étions tout à fait inexpérimentés. Le jeudi, donc, j’allais voir Colette puis je rentrais à Thiers par le train avec mon paquet. Dans le premier paquet il devait y avoir une centaine d’Humanité, assez mal ronéotypées, et des Voix du Peuple du Puy-de-Dôme. Je me souviens que, quand Tonine Planche a vu cela, elle a dit : « Que ça ! Eh ! bien, ça ne nous mènera pas loin ! »

J’ai rapporté aussi quelques numéros des Cahiers du Bolchevisme et 2 ou 3 affiches que j’ai collées, la nuit bien sûr, et non sans mal. Il y a eu aussi des numéros de L’Humanité aux paysans, que Tonine et Paulette Greliche sont allées distribuer en décembre, dans la nuit et la neige, dans la région de Noirétable, m’ont-elles dit. Et encore un tract : A nos camarades socialistes pour la défense de l’école laïque. Le Docteur Joubert avait parlé avec des responsables socialistes du Puy-de-Dôme qui disaient admirer le courage des communistes ; parmi eux le directeur de rédaction de La Montagne. J’ai rapporté ce fait à Néron. A mon voyage suivant, celui-ci m’a dit : « Nous avons discuté des sentiments manifestés par ce responsable de La Montagne. Nous voudrions lui faire une proposition : il nous fournirait des stencils et de l’encre à ronéo, dont nous manquons, et nous nous en servirions pour faire campagne pour la libération de tous les prisonniers politiques sans distinction. » La proposition a effectivement été transmise par le Dr Joubert mais elle n’a pas eu de suite : « C’est trop dangereux », a-t-on répondu.

La fin de 1940 a été bien sombre. Mme Joubert, qui était d’origine russe, a été arrêtée et internée au camp de Rieucros, près de Mende, uniquement à cause de ses origines, alors qu’elle était française par son mariage, depuis la première guerre mondiale pendant laquelle elle avait servi comme infirmière dans l’armée française. Sa fille Nicole avait été arrêtée elle aussi, fin novembre, et emprisonnée à Clermont. Le Dr Joubert restait seul avec son fils Alain ; sa tristesse faisait peine à voir. Je lui rendais visite aussi souvent que possible et naturellement beaucoup de gens venaient le voir. Il allait voir Mme Joubert à Rieucros et Nicole à Clermont.

Le 18 décembre, je crois, le Directeur de l’ENP m’attendait à la sortie de ma classe. Il venait m’annoncer qu’en vertu du « Statut des Juifs » promulgué par Pétain le 18 octobre, j’étais immédiatement révoqué, comme tous les fonctionnaires d’origine juive. Naturellement je m’y attendais, mais j’ai trouvé que, pour une fois, l’administration n’avait pas perdu de temps : il ne lui avait pas fallu plus de deux mois pour dresser une liste tout de même assez longue. En ce qui me concernait, le seul critère utilisé était évidemment mon nom, puisque je n’ai jamais eu aucune croyance religieuse.

En me révoquant, on m’accordait un mois de traitement ! Pas de quoi vivre bien longtemps. Comme toutes les professions libérales m’étaient interdites, j’ai déposé aussitôt une demande d’autorisation pour exercer la profession de colporteur. Je projetais de vendre de la coutellerie. Je dois dire que, malgré l’atmosphère de démoralisation qui régnait depuis le mois de juin, pas mal de gens ont tenu à me manifester leur sympathie. Ce qui m’a le plus touché c’est la réaction des élèves. Ils m’ont offert des livres (que j’ai toujours) ! « Pourquoi ? », disaient-ils, « mais pourquoi ? »

J’ai rendu visite à deux ou trois artisans couteliers que je connaissais ; ils m’ont reçu chaleureusement. « Pour vous, me disait l’un d’eux, il y aura toujours de la marchandise. »

Quelques jours plus tard (vers Noël 1940), j’ai reçu la visite de mon remplaçant, un collègue évacué de Nancy, Charles Hainchelin. Nous n’avons pas mis longtemps à nous rendre compte que nous étions politiquement tout proches (en fait il était membre du PC) ; il avait publié sous un nom de plume un ouvrage sur « Coblence », des articles sur l’histoire de la Révolution de 1789. Quand il a compris dans quelles conditions il me succédait, il a été bouleversé. « C’est honteux, je ne peux pas accepter », disait-il. Je lui ai rétorqué que nous n’étions pas dans une situation normale, que ce n’était pas définitif, qu’il valait mieux qu’il ne se fasse pas remarquer. Nous nous sommes quittés grands amis. Je lui ai laissé mes livres (que Mme Hainchelin m’a renvoyés en 1945) et, hélas ! je ne l’ai jamais revu : il a été tué en héros dans les combats pour la libération de Thiers.

Le 31 décembre au soir, je rentrais de Clermont , j’ai trouvé une lettre de ma soeur France. Elle revenait de Sisteron où elle était allée voir son mari, Frédéric Sérazin, emprisonné à la Citadelle parce que communiste, et elle s’arrêterait à Vichy où se trouvait alors notre grand-mère, Louise Richard-Bloch. Le 1er janvier 1941, je suis parti à bicyclette pour Vichy et j’ai passé cette journée avec ma soeur et ma grand-mère. France était pleine de récits sur l’action clandestine à Paris (à cette époque, presque uniquement des distributions de tracts et de journaux ) à laquelle elle participait au sein de l’OS (« Organisation spéciale » créée par le PC - mais qui ne portait peut-être pas encore ce nom). C’est la dernière fois que j’ai vu ma grand-mère et ma soeur : ma grand-mère a été déportée en juin 44 et aussitôt gazée à Auschwitz ; France a été arrêtée en juin 42 à Paris, jugée par un tribunal militaire allemand, condamnée à mort et décapitée le 12 février 1943 à la prison de Hambourg.

Janvier 1941 - Mon arrestation

Quant à moi, j’ai été arrêté le 9 janvier 1941 à Thiers. C’est le commissaire de police Philis qui m’a réveillé brutalement vers 6h30. J’étais revenu la veille au soir de Clermont avec des tracts et le secrétaire du commissaire n’a pas mis longtemps à les trouver, d’autant qu’ils étaient fort mal cachés. Il y avait des Humanité, La voix du peuple du Puy-de-Dôme, Les Cahiers du Bolchevisme. J’ai naturellement été emmené au commissariat et l’interrogatoire a duré une grande partie de la journée. Bien entendu j’ai refusé de dire d’où venaient les tracts. Philis voulait m’arracher « les noms de mes complices » mais je lui ai dit que je n’en avais pas. « Madame Planche [la mère de Tonine] est-ce qu’elle ne travaillait pas pour vous ? » - « Ce n’est pas sérieux : cette femme âgée et malade, ce serait impossible. » Il n’a pas insisté sur ce point, mais à la fin il m’a joué un tour, ou plutôt je me suis laissé « avoir », stupidement, par fatigue et faiblesse ; il devait être 4h ou 5h de l’après midi, l’interrogatoire durait depuis 8h ou 10h du matin. Brusquement Philis a dit à la dactylo : « Ajoutez : ’j’ai agi ainsi pour le bien de la révolution mondiale.’.. », ou quelque chose de stupide et de faux dans ce genre. J’ai dit aussitôt : « Cela n’a aucun sens, je ne signerai pas une sottise pareille. » Mais la dactylo a tapé cette phrase idiote et j’ai signé le procès-verbal, ce que je me suis toujours reproché.

A midi (on m’avait apporté à manger) j’étais resté seul avec un gardien de la paix auquel Philis avait dit que je ne devais sortir du bureau sous aucun prétexte. Mais j’étais tourmenté parce que, avec les tracts rapportés de Clermont la veille, il y avait deux lettres, l’une de Néron pour sa mère ou sa femme (je ne sais plus) et l’autre de Paulette Greliche pour sa mère. J’ai donc dit au gardien qu’il me fallait obéir à un besoin naturel. Il a d’abord refusé mais finalement m’a accompagné aux wc, tenant la porte entrebaîllée, puis il m’a ramené dans le bureau. Peu de temps après, Philis est revenu ; j’ai entendu qu’il discutait avec le gardien dans l’antichambre... et il est allé repêcher les lettres avec des pincettes. Heureusement il n’en est rien résulté de fâcheux pour Néron ni pour Paulette qui n’ont pas été arrêtés. (Tous deux l’ont été par la suite dans d’autres affaires et Néron a été condamné aux travaux forcés à perpétuité.)

Un souvenir qui me tient à coeur : pendant mon interrogatoire par Philis - j’étais plutôt malheureux et gelé d’avoir été tiré du lit à 6h et demie -, le lieutenant de gendarmerie de Thiers, lieutenant Cholet (je crois) est entré dans le bureau, où j’étais assis en face du commissaire ; il a serré la main de Philis puis est venu vers moi et m’a dit : « Monsieur Bloch, je ne partage pas vos idées, il s’en faut de beaucoup, mais je respecte et j’admire votre attitude. » J’ai dit « merci ». J’étais profondémént touché. - De la part d’un officier de gendarmerie c’était une démarche extrêmement courageuse. On m’a dit par la suite qu’il avait été dans la Résistance ; cela ne m’étonnerait pas.

Le lendemain j’ai été emmené à la Maison d’Arrêt de Riom, puis en février à celle de Clermont, ce qui a été un changement radical : à Riom j’étais le seul « politique » dans un « atelier » où se trouvaient une trentaine de « droit commun ». A Clermont, quand le gardien m’a introduit, j’ai demandé : « Y a-t-il des communistes ici ? » Aussitôt les mains se sont levées « Moi ! Moi ! Moi ! » Au moins une vingtaine, tous pour distribution de tracts ou collage d’affiches. Il y avait là le secrétaire du syndicat des cheminots (son nom m’échappe), le secrétaire du syndicat des traminots, Cohendy. Je partageais un petit lit de fer avec un chauffeur routier, Charles Jouan, etc. C’était très sympathique. Les camarades m’ont dit : « Tu tombes bien ! Ces histoires du statut des Juifs, on n’y comprend rien. » - « C’est tout à votre honneur. Si vous voulez, je vais vous faire un exposé sur l’antisémitisme. » Ce que j’ai fait. « Mais, m’ont-ils dit, on nous ramène au Moyen-Âge ! » - « Exactement. »

A cette époque, au printemps 1941, donc avant l’attaque nazie contre l’URSS, il n’y avait pas encore de tribunaux spéciaux. Ceux-ci n’ont été créés qu’en août 1941. Les résistants, c’est-à-dire, à ce moment-là, surtout les communistes (contrairement à ce qu’on écrit trop souvent) étaient jugés par les tribunaux militaires. Nous n’aurions donc pas dû être à la Maison d’arrêt mais à la Prison militaire. Cela n’a pas été facile à obtenir ; pour cela nous avons dû faire la grève de la faim, 3 jours si je me souviens bien. C’était dur car nous étions très mal nourris et nous avions très faim. Mais finalement l’administration a cédé et nous avons tous été transférés à la Prison militaire.

Ce transfert donna lieu à des scènes inoubliables. Nous étions une quarantaine et, comme l’essence manquait, on nous a emmenés à pied, chacun portant sa valise, encadrés par les gendarmes. Nous sommes d’abord passés place Delille ; en 1941 c’était le terminus de nombreux tramways. En reconnaissant Cohendy, leur secrétaire syndical, les conducteurs se sont mis à le saluer avec de grands gestes et des poings levés. Plus loin nous passions devant la gare et là l’émotion a été encore plus grande. Les employés, les voyageurs sortaient en foule de la gare et des cafés qui sont sur la place. Les porteurs se sont précipités pour porter nos valises. « Je n’ai pas d’argent », ai-je dit. - « Aucune importance, c’est gratuit. » Un camarade, en tête de notre défilé, saluait la foule, le poing levé. L’officier de gendarmerie s’est précipité en criant : « Ah, non ! Pas ça tout de même ! »

C’est de la maison d’arrêt que j’ai été emmené plusieurs fois chez le juge d’instruction, avenue des Paulines, et en particulier nous y sommes allés une fois ensemble, Colette et moi. On appelle dans l’atelier : « Untel, Untel,..., Bloch, à l’instruction ! » Nous étions 4 ou 5 hommes et elle était la seule femme ; j’ai été stupéfait quand je l’ai vue descendre l’escalier qui venait du quartier des femmes ; elle est venue tout simplement me prendre le bras et nous avons traversé ainsi tout Clermont. Nous sommes passés à côté de Notre-Dame du Port en nous embrassant, personne ne voyait rien, pas même celui avec qui j’étais enchaîné - nous étions enchaînés deux par deux.

Lors d’une précédente visite « aux Paulines », j’étais enchaîné avec un jeune camarade, marié depuis un an. Sa femme était venue avec le bébé nouveau-né ; elle lui avait apporté à manger. Il prenait le bébé, il l’embrassait, il pleurait, il mangeait de nouveau. Tant d’émotion et tant de nourriture pour un vigoureux gaillard affamé depuis des mois, c’était dangereux. Mais je lui disais en vain « fais attention ». De retour à la prison il a été malade.

A la prison militaire évidemment, il y avait des détenus d’origines très variées. Il y avait Mendès France (il s’est évadé de la prison militaire en juin 1941, c’est-à-dire 2 mois après le moment où nous étions arrivés). Je ne l’ai vu qu’une fois, il était dans la première section et moi dans la deuxième je crois. Il était avec Marchadier qui a été plus tard conseiller municipal de Clermont, secrétaire général de l’U.D. CGT du Puy-de-Dôme, membre du Comité central du PCF ; après 1953 il n’a plus été réélu à ces deux instances. Il avait été, avec Marcel Lemoine, l’un des premiers communistes condamnés à mort en zone sud. J’ai vu Mendès chez le dentiste, dans des circonstances comiques d’ailleurs, si on veut ; le dentiste était installé comme on peut l’attendre de l’administration militaire : il n’y avait pas de fauteuil mais une simple chaise de jardin, il n’y avait pas d’anesthésique, il n’y avait rien. Il m’a dit : « Vous avez une dent gâtée je ne peux pas vous la soigner, je vais vous l’arracher, seulement comme je n’ai pas d’anesthésique cela va vous faire mal, tenez bien la chaise ». En effet j’ai tenu la chaise, il m’a arraché la dent, j’ai crié, j’ai fait une grimace horrible et le suivant à passer était Mendès France ; je vois encore la tête de Mendès France me regardant avec appréhension, le pauvre vieux, il se disait « cela va être mon tour ».

On a amené dans ma section, en avril ou mai, une série de gaullistes. A la fin de 1940 les Anglais ont fait une tentative qui a échoué pour s’emparer de Dakar. A la suite de cela, il y a eu toute une série d’arrestations au Sénégal et un groupe d’officiers est arrivé à Clermont pour passer devant un tribunal spécial. J’ai longuement discuté avec eux ; nous avions le temps parce que, à la prison militaire, contrairement à la maison d’arrêt, nous étions dehors tout le temps, dans une grande cour où un surveillant assoupi était censé nous surveiller. Il y avait plusieurs officiers de marine dont certains étaient plus ou moins royalistes, mais ils m’ont dit « vous allez faire un exposé sur les origines de la guerre et on discutera ». On a choisi un jour où il y avait un surveillant particulièrement endormi ; j’ai fait mon exposé devant une vingtaine de personnes et en effet cela a discuté ferme. Mais j’ai le souvenir d’une discussion très sympathique ; on a parlé du rôle de l’URSS, c’était la grande question à ce moment-là. Je leur disais (c’était en avril ou mai 1941) que la guerre allait éclater entre l’Allemagne et l’URSS : « C’est forcé ; je ne sais pas si c’est Hitler qui attaquera l’URSS ou si c’est l’URSS qui attaquera Hitler, mais c’est forcé. » - « Ah !, ils me disaient, que le ciel vous entende ! » J’ai été pour une fois bon prophète puisque la guerre a éclaté le 22 juin 1941.

Nous sommes passés, Colette et moi, devant le tribunal en mai 1941. (Colette racontera elle-même dans quelles conditions elle a été arrêtée.) J’ai été défendu par maître Jérôme Ferrucci qui avait passé la ligne de démarcation ; il était venu me voir au parloir de la maison d’arrêt et c’est lui qui m’a appris que mes parents partaient pour l’URSS : le gardien marchait de long en large dans la salle ; à un moment favorable Ferrucci me dit tout bas : « Penche-toi », puis : « Tes parents partent pour l’URSS la semaine prochaine... » J’ai été bien soulagé car je savais combien ils étaient menacés. Mon père était communiste, il était juif, et de plus il était vice-président du « Comité Thälmann » créé pour défendre le dirigeant du P.C. allemand, arrêté en 1933 par les nazis et plus tard assassiné en 1944.

Colette et moi avons été jugés le même jour, le 15 mai 1941, par le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand. A l’époque les communistes étaient traduits devant les tribunaux militaires ; c’est à l’été 1941 qu’ont été créés les tribunaux spéciaux, après l’attaque allemande contre l’URSS, et les peines prononcées ont été bien plus lourdes. Le président du tribunal était le colonel Perret. Par la suite il a commandé la garde personnelle de Pétain. Il manifestait l’agressivité qu’on pouvait attendre d’un tel personnage, coupait sans cesse la parole à nos avocats, jouissait visiblement de sa position. A un moment donné, mon avocat a fait un lapsus : parlant de moi, au lieu de ’Bloch’ il a dit ’Blum’ - Perret a ricané et a rectifié : « Non, Maître, celui-ci c’est Bloch, mais l’autre son tour va venir bientôt ! » Chose curieuse, je me suis trouvé de nouveau face à face avec Perret après la guerre. Il a été arrêté et traduit devant un tribunal chargé de juger les collabos mais comme il était très connu à Clermont (trop !) il a été déféré au tribunal de Poitiers pour cause de suspicion légitime. Je me trouvais justement à Poitiers et j’ai demandé à témoigner contre lui. Je l’ai donc revu et il faisait une mine assez piteuse. Personnellement je n’avais rien de particulièrement scandaleux à lui reprocher, mais j’ai vu et entendu un officier qui l’a accusé d’avoir dénoncé plusieurs militaires pour faits de résistance. Il a été condamné à une très lourde peine mais a probablement été libéré bien avant qu’elle soit terminée.

Nous étions nombreux à nous succéder devant cet autre tribunal, le 15 mai 1941. On avait fait une « journée des intellectuels » : il y avait Colette, Nicole Joubert, Marc Lefort, étudiant en sciences naturelles ...

J’ai eu le maximum prévu pour distribution de tracts ou de journaux, cinq ans de prison, 5000 francs d’amende et 20 ans de privation des droits civils, civiques et de famille. Colette et Nicole ont eu deux ans de prison et mêmes « privations ». Un mois après Colette a été transférée à la maison d’arrêt de Riom et moi à la Prison militaire de Nontron, en Dordogne. Nous ne nous sommes plus vus jusqu’en février 1943 : Colette était sortie de prison le 12 janvier 43 et elle a accompagné ma soeur Marianne qui venait me voir à Nontron. Seule, elle n’aurait pu me rendre visite puisque seuls les parents y étaient autorisés.

Juin 1941 - Mon arrivée à la prison de Nontron

Mon transfert à Nontron a eu lieu les 12 et 13 juin 1941. Nous étions une trentaine dans un vieux wagon de voyageurs accroché à l’omnibus Clermont - Brive - Périgueux. Les gendarmes qui nous gardaient n’étaient pas du tout hostiles. Pour ce voyage de 24 heures on ne nous avait donné qu’un bout de pain noir peu appétissant. Mais j’avais un peu d’argent et, à Brive, un gendarme m’a acheté un pot de « confiture synthétique » et un « pain d’épices » également synthétique.

La prison militaire de Nontron était une vieille maison d’arrêt. En juin 41 il y avait encore très peu de résistants, la plupart des détenus étaient des « droit commun » coupables de délits « militaires ». Dans ma cellule au début il y avait ainsi un Tsigane accusé de désertion ; d’autres étaient là pour refus d’obéissance, insulte à supérieur,... J’ai eu un moment comme voisin de lit un homme condamné à 20 ans de travaux forcés pour avoir tué sa femme - et naturellement il y avait la population ordinaire des prisons : voleurs, incendiaires etc.

Parmi les premiers camarades que j’ai trouvés à Nontron, je me souviens de Mario Bastaroli. C’était un ouvrier maçon piémontais, un militant, un homme généreux et courageux. En 1922, à Novare, il avait défendu la Maison du Peuple contre les fascistes, les Chemises noires. Il s’est « réveillé » dans un fossé, après avoir reçu quelques coups de matraque, avec la sensation très nette qu’il était préférable de quitter la ville. En ce temps-là, me disait-il, on passait encore assez facilement en France. Une première fois il a été refoulé, à Modane, mais il a essayé de nouveau, par Vintimille, et a réussi avec l’aide des cheminots. Depuis 1922 il avait travaillé sur de nombreux chantiers, en particulier en Savoie.

Le jour de notre arrivée à Nontron, on nous a fait passer aux douches ; nous en avions grand besoin, nous étions couverts de poux. Mario était en train de travailler dans le couloir, il m’a dit à voix basse « pourquoi es-tu là ? » ; j’ai répondu « propagande communiste » et il m’a dit « quand tu sortiras des douches, je te passerai quelque chose », et en effet il m’a donné un morceau de pain. C’était appréciable, nous crevions de faim.

Je suis resté trois ans à Nontron : du 13 juin 41 au 10 juin 44. Pendant ces trois ans, je suis sorti une fois, pour aller chez le dentiste. Quand je suis entré dans la salle d’attente, encadré par les gendarmes, tout le monde m’a cédé la priorité sans difficulté. Le dentiste m’a soigné sans dire un mot.

Je reviens à notre arrivée à Nontron le 13 juin 1941. C’est huit jours plus tard que les Allemands ont attaqué l’URSS. Je l’ai appris par un détenu qui passait la serpillière dans le couloir. J’ai été bouleversé, comme tout le monde, mais je dois dire que j’ai été aussi extrêmement heureux. Je ne me doutais naturellement pas des souffrances inouïes qui allaient être infligées aux populations de l’URSS. Je me suis simplement dit, en pensant aux nazis « ça y est, maintenant ils sont sûrement perdus ».

Juin 41 - juin 44 - La vie en prison

La prison de Nontron m’avait paru relativement sympathique au premier abord. Si on comparait avec la maison d’arrêt de Riom, c’était évidemment moins désagréable. Mais les conditions matérielles étaient bien celles d’une prison sous l’occupation. Pas de chauffage du tout (j’ai vu en hiver l’eau ruisseler sur les murs de la cellule où nous étions enfermés à 10). Alimentation de plus en plus médiocre : nous recevions 400 g de pain tous les matins, mais quel pain ! ... noir, gluant, souvent moisi, il fallait avoir aussi faim que nous pour le manger - mais sans ce pain nous serions certainement morts. A part cela nous avions une gamelle d’eau chaude avec quelques tranches de navet fourrager le matin et la même chose le soir. Je précise bien : de ces navets qu’on donne au bétail ; en été ils étaient remplacés par des topinambours... que je ne pouvais manger car ils me purgeaient aussitôt. Le dimanche, un petit bout de viande, souvent en très mauvais état.

Dans l’hiver 41-42 la situation est devenue si préoccupante que l’administration nous a autorisés à recevoir des colis (avec un poids maximum par mois). De toutes façons cela imposait des sacrifices considérables à nos familles, à une époque où il était si difficile de trouver des vivres en France ; nous ne recevions presque jamais le poids autorisé. Seul, dans la cellule, Bastaroli recevait des colis fantastiques ; sa femme travaillait dans un restaurant pour officiers allemands à Paris et ce qu’elle arrivait à « récupérer » était inimaginable et stupéfiait même les gardiens qui vérifiaient les colis à leur arrivée : « mais votre femme va se faire arrêter, se faire fusiller ». De toutes façons, entre les « politiques », comme on disait, tout était était toujours partagé et mis en commun.

Si le chauffage était totalement absent et l’alimentation insuffisante en revanche la vermine était abondante. Nous avions pu nous débarrasser des poux mais en 43-44 la prison a été envahie par les punaises... souvenir bien désagréable.

Cela dit, nous n’avons pas été maltraités ; rien à voir avec un camp de concentration, ni même avec certaines prisons françaises. Les gardiens, dans l’ensemble, étaient neutres et certains sympathiques. Le seul violemment antipathique était le surveillant-chef Cesari, un petit Corse qui avait une haine spéciale pour moi. Il m’a déclaré en 1941 : « Vous, Bloch, ce que je désire c’est vous faire « retomber », vous faire passer de nouveau au tribunal militaire, en espérant que cette fois on vous flanquera 12 balles dans la peau ! » C’est dire que nos relations n’étaient pas excellentes. C’est pourquoi d’ailleurs je ne suis jamais sorti de la prison alors que d’autres camarades, jugés moins dangereux, allaient travailler chez des paysans pour la récolte des pommes de terre ou des haricots.

En juin 1941 il n’y avait à la prison que 6 « politiques ». Avec André Martin et moi, qui arrivions de Clermont, cela a fait 8. Les 6 étaient tous de la région parisienne : Robert Taupin, de St-Ouen, ouvrier du bâtiment ; le père Grilly, qui a été longtemps mon voisin de châlit, un monteur mécanicien déjà âgé, arrêté pour propagande communiste, un vieil artisan, un homme extrêmement savoureux, qui avait sillonné toute la France ; Bastaroli, dont j’ai déjà parlé ; Georges Tuffin, un vieux terrassier d’Aulnay-sous-Bois ; et Charles Margne, le seul à n’être pas communiste : il était socialiste, appartenant au petit groupe « pivertiste ». De presque tous les camarades que j’ai connus en prison (parmi les « politiques » bien sûr) je garde le meilleur souvenir. Leur amitié, leur gentillesse ont contribué à faire de ce très long séjour (3 ans et demi) quelque chose de beaucoup moins dur que ce qu’on peut imaginer. Un même sentiment unissait tous les résistants en prison.

Véritablement il n’y en a pas un auquel je puisse penser aujourd’hui sans un violent élan de sympathie et d’amitié, même si nous n’étions pas d’accord sur tout. J’avais noté, il y a une trentaine d’années, les noms des camarades que j’ai connus à Nontron. J’ai dû en oublier mais j’en ai trouvé 65 qui sont passés pendant ces années - beaucoup d’entre eux étant repartis pour d’autres prisons. Il y en a quelques-uns que j’ai très bien connus, d’autres que j’ai à peine aperçus. Certains ont été particulièrement marquants. A l’été 1941 sont arrivés quelques camarades de la Haute-Vienne, en particulier un tout jeune qui avait été arrêté pendant qu’il faisait son service militaire, Adrien Duqueroy, de Limoges, que j’ai retrouvé ensuite quand il est devenu président de la FNDIRP de la Haute-Vienne ; c’était un ouvrier gantier de Saint-Junien un type épatant ; également de Saint-Junien, René Kokhanoff qui a été après la guerre administrateur de l’Echo du Centre et qui fut transféré à Eysses puis déporté à Dachau ; et puis Léon Pagnoux un cultivateur de la région de Rochechouart qui a été longtemps maire de Rochechouart. Il nous a reçus après la Libération, Colette et moi. Il était très fier de sa Mairie, une des plus extraordinaires de France puisqu’elle est dans le château de Rochechouart.

En avril 1942, est arrivé Yves Péron qui venait du camp de Mauzac. C’était un militant extrêmement averti, très jeune, très combatif, très brave, qui est devenu un grand ami. Péron a eu d’ailleurs une activité remarquable dans la résistance. En 1944 il ne s’est pas évadé de Nontron avec nous parce qu’à ce moment là il avait été envoyé à l’hôpital de Bergerac. Il s’en est évadé, avec un camarade. Ils ont rejoint le maquis et il a été envoyé comme « commissaire politique », auprès d’un responsable de maquis, homme extrêmement courageux mais qui se conduisait un peu comme un chef de bande autonome, le commandant « Soleil », dans le sud de la Dordogne. Péron s’est très bien entendu avec lui et ils ont mené des attaques très énergiques contre des convois allemands qui remontaient d’Agen en direction de Périgueux. Après la guerre, Péron a été un moment député de la Dordogne.

Est arrivé en particulier dans ce même convoi - et, bien sûr, je pourrais en citer d’autres - Richard Deperazinski, un camarade polonais que Colette et moi avons revu en 1956 à Varsovie ; il avait été attaché militaire à l’ambassade de Pologne en Corée du nord au moment de la guerre de Corée. Il a été blessé d’ailleurs en 1951 par une bombe américaine et il avait gardé des morceaux de la bombe qu’il nous a montrés en nous disant « cela c’est la décoration qui m’a été octroyée par les Américains ». C’était un camarade extrêmement souriant, plein d’esprit et de gaîté et qui parlait remarquablement le français.

Puis sont arrivés encore toute une série de camarades, en particulier de la Loire et de l’Allier. Le petit Cuoq venait de Clermont ; il a eu 20 ans en prison et les camarades m’ont chargé de lui fêter son anniversaire ; la veille j’ai demandé à un gardien qui n’était pas un mauvais type : « Chef, (on leur disait chef, c’était le règlement) est-ce que demain matin en venant vous ne pourriez pas cueillir quelques fleurs sur le bord du chemin pour que j’offre un bouquet à Cuoq ? » Il a accepté et il m’a apporté ces fleurs. J’ai dit quelques mots à Cuoq, nous nous sommes embrassés et on avait mis de côté pour ce repas d’anniversaire un morceau de pain d’épices reçu dans un colis. On était 8 ou 10 je crois et chacun a eu une tranche de pain d’épices, c’était le repas d’anniversaire. Cuoq était à côté de moi, il m’a dit : « C’est tout de même drôle j’ai vingt ans je suis condamné à 20 ans de travaux forcés et ensuite j’aurai à purger 20 ans de privation des droits civiques si bien que je voterai à 60 ans. » Je lui ai dit : « Non tu voteras bien avant, parce que cette histoire ne durera pas 60 ans ». En réalité il n’a pas voté du tout parce que, le pauvre vieux, il a été transféré à la prison d’Eysses, et après la révolte de la centrale, avec tous ceux qui étaient là-bas il a été transféré en Allemagne au camp de Dachau et là, dans des conditions mal connues, il a été abattu.

Il y avait également, dans ce convoi qui est arrivé fin avril de Clermont, Ramier, membre du Comité central, un ouvrier de la Loire. Je l’ai vu assez peu ; il a été transféré à Saint-Etienne ou au Puy, s’est évadé, a été dans le maquis dans les Cévennes, puis a été repris par les Allemands qui l’ont jeté dans un puits de mine à la Grand’ Combe au nord d’Alès.

J’ai bien d’autres souvenirs, rien qu’à regarder cette liste : Dubreuil , un des secrétaires du syndicat du textile de Roanne, qui me parlait si souvent de géographie. Il avait cinq enfants ; lui aussi a été transféré, je crois à Eysses, puis déporté et est mort en déportation.

En mai il y a eu un convoi de Lyon et dans ce convoi est venu l’homme qui a été certainement l’un des plus remarquables de la prison, Jean Chaintron, qui a été un très grand ami. Chaintron avait été un des responsables du Secours rouge vers 1930. Au moment de la guerre d’Espagne, il a été commissaire des Brigades internationales. On vient de publier d’ailleurs son livre de souvenirs extrêmement intéressant (Le vent soufflait devant ma porte). Responsable de la reconstitution du parti en zone sud à Lyon, il a été arrêté, il raconte dans quelles conditions dans ses mémoires. Condamné à mort, il est resté je crois bien 70 jours à Montluc attendant tous les matins d’être exécuté. Quand il entendait des pas dans le couloir, il ne savait pas si c’était le gardien venant lui annoncer qu’on allait le fusiller. Il n’avait le droit de voir qu’une personne. Evidemment le choix était restreint et il a choisi l’aumônier de la prison. Cet aumônier, m’a-t-il dit, était un homme tout à fait remarquable. Jamais il n’a fait de prosélytisme auprès de Jean mais il apprenait par cœur tous les matins le bulletin d’informations, et en particulier des nouvelles de l’Armée rouge, pour venir le lui répéter. Une fois, il y avait une espèce de séminaire dans l’église lyonnaise sur un sujet concernant les affaires sociales et cet aumônier a demandé à Chaintron quelle était l’opinion du parti communiste à ce sujet. Jean a alors rédigé un rapport qu’il a remis à ce prêtre lequel l’a beaucoup remercié et lui a dit que cela avait été lu devant tous les participants. Finalement Chaintron avait été grâcié par Pétain : Monseigneur Gerlier, archevêque de Lyon, était intervenu en sa faveur. La mère de Chaintron, catholique convaincue, avait écrit à l’archevêque.

Dans le même convoi il y en avait bien d’autres, bien sûr. Turrel, secrétaire du syndicat des mineurs de La Mure, dans le Dauphiné ; Schimillum, ouvrier de la SNCF aux ateliers d’Oullins, était ébéniste et d’une habileté manuelle étonnante ; en septembre 1942, vers la date habituelle de la fête de l’Humanité, on a fait une Humanité clandestine dans laquelle il y avait presque autant de texte que dans une vraie Humanité imprimée. L’en-tête du journal fait par Schimillum, avec une faucille et un marteau en papier d’argent, était stupéfiant. Cette Humanité a circulé dans toute la prison et comme elle aurait forcément été prise au cours d’une fouille on l’a confiée à Bastaroli qui était le maçon de la prison. Il l’a mise dans un sac de cellophane qu’il a cimenté dans un mur de la prison. Je crois qu’il est venu la chercher après la Libération, elle se trouve peut-être au Musée de la Résistance.

Il y a eu bien d’autres camarades : René Gauvent qui était à la bibliothèque des usines Berliet, un homme charmant ; Isaac Boher, de Lyon également. C’était un Juif polonais ; il m’a écrit, sur ce petit livre que les camarades m’ont donné en 1942, quelques lignes en hébreu. Je lui ai dit : « Mon pauvre vieux, si tu crois que je sais l’hébreu, c’est une grosse erreur, je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie. »

En juillet 1942 est arrivé Camille Labrux, de Lyon également, dont l’histoire a été absolument prodigieuse. De Nontron il a été transféré à la prison de St-Etienne, s’en est évadé, a été repris, déporté en Allemagne, versé dans les commandos de déminage de Hambourg, dont il a été un des rares survivants. En mai 1945 il a été de ceux que les SS ont embarqués sur des bateaux qui ont été coulés en mer Baltique par les Anglais. Il était sur le seul bateau qui a pu s’échouer devant le port de Lübeck ; avec les prisonniers russes ils ont enfoncé les ponts, se sont battus avec les SS et finalement il a pu descendre à terre. « C’est là me disait-il, que j’ai couru le plus grand danger. Je suis tombé sur les Anglais qui m’ont reçu à bras ouverts et m’ont offert à manger. J’ai dit : non, surtout pas ! Je me suis isolé dans un jardin potager dans la banlieue de Lübeck ; la ville flambait, on bombardait de tous les côtés ; j’ai vécu là plusieurs jours, je ne mangeais que des poireaux, des carottes et des épinards [crus, bien entendu] ». Au bout de quelques jours il est venu se présenter aux Anglais qui lui ont dit : « Mais qu’est ce que vous faites ? Tous vos camarades sont partis ». On l’a rapatrié à Paris ; il est allé directement à la gare d’Austerlitz. Il était en habit rayé, les cheminots lui ont dit : « Vous voulez aller à Poitiers ? prenez le train, pas question de billet ». C’est ainsi que sa famille stupéfaite l’ a vu arriver à Saint -Secondin dans la Vienne.

En septembre 1942, nous avons reçu Chirin qui était secrétaire du syndicat des ouvriers de la Manufacture d’armes de Tulle. J’ai parlé souvent d’histoire avec lui, cela le passionnait. Il a été transféré à Saint-Etienne et s’est évadé avec d’autres, puis a été tué dans le maquis du Vivarais. J’ai parlé de lui avec sa veuve, Yvonne Chirin, une femme extraordinaire , devenue vice-présidente de la FNDIRP du Puy de Dôme. Elle était dans un village du Vivarais, les Allemands ont attaqué le maquis où était son mari. Après leur passage, on l’a amenée pour reconnaître le corps. Les Allemands lui avaient écrasé la figure à coups de crosse ; ce n’était plus qu’une bouillie.

Raymond Prunières est arrivé également de Clermont ; il a été ensuite adjoint au maire d’Ivry-sur-Seine et il avait été chef de cabinet d’un de nos camarades ministres à la Libération.

En 1942, sont arrivés en même temps Gabriel Roucaute, Raoul Calas et Lucien Bourdeau. Nous savions que tous trois avaient été condamnés à mort et nous avions naturellement les plus grandes inquiétudes et puis le gars qui « faisait le couloir », un droit commun, a ouvert le guichet et nous a dit : « Vous savez, vos copains, Calas, Roucaute, Bourdeau, ils n’ont pas été exécutés : ils sont vivants et ils viennent d’arriver ».

Nous sommes descendus dans la cour et je les vois encore : ils étaient dans une cellule du rez-de-chaussée ; à travers les barreaux ils agitaient les mains et nous disaient bonjour.

Raoul Calas était instituteur à Sète il a d’ailleurs été député de Sète après la Libération, pendant beaucoup d’années. C’était un vieux militant, il avait été arrêté parce qu’il faisait de la propagande contre la guerre du Maroc vers 1929 et il avait été condamné ; comme il attendait dans le hall la décision du tribunal, je crois que c’était à Montpellier, une vieille dame très gentille s’est approchée de lui et lui a demandé s’il n’était pas descendant du célèbre Calas dont Voltaire a pris la défense au XVIIIe siècle.

Gabriel Roucaute était un métallurgiste des forges de Tamaris à côté d’Alès. Il a été après la Libération maire d’Alès, de nombreuses années député du Gard ; c’était un homme extrêmement amical, agréable, très courageux et d’excellent jugement.

Lucien Bourdeau était ancien responsable du service d’ordre du Parti à Paris. Il avait pesé jusqu’à 110 kilos et devait faire 1,85 m ou 1,90 m. Dans les manifestations quand il y avait un provocateur qui semait le désordre, il le prenait par la peau du cou, il l’amenait aux flics et leur disait « tenez, celui-là il est à vous ». Il était tombé à 72 kilos. Je suis allé sous la douche quelquefois avec lui et d’autres, il me disait « regarde, Michel », il avait une grande poche de peau qui pendait sur son ventre, il avait maigri de 30 kilos ; le pauvre vieux il avait toujours une faim dévorante. Calas m’a raconté qu’ils avaient été arrêtés ensemble, Bourdeau et lui, au nord de Lyon. Calas était interrogé à l’hôtel de police à Lyon et un flic le ramenait après l’interrogatoire : ils passent devant le cabinet où on interrogeait Bourdeau, qui faisait presque 1,90 m et large en proportion, alors le flic cligne de l’oeil et dit : « C’est Jacques, hein ? », Raoul ne comprend pas : « Jacques, quel Jacques ? » - « Jacques Duclos », répond le flic - alors que Jacques Duclos était tout petit , chacun le sait ; Raoul me dit : « J’ai éclaté d’un rire homérique, je crois que le flic s’est douté qu’il y avait quelque chose qui clochait ».

Il y avait également Maurice Zavaro dans le même convoi, je crois, en 1942. Je l’ai très peu connu , nous n’avons jamais été dans la même cellule, et il a été transféré dans une autre prison , me semble-t-il.

Je suis un peu honteux en pensant à tous les camarades dont il faudrait parler, avec lesquels j’ai eu des rapports si amicaux, si agréables et si fraternels. Naturellement je ne les ai pas tous connus de la même façon.

Quand on était dans la même cellule, on vivait les uns sur les autres. Mais ceux qui étaient dans d’autres cellules et qui sortaient dans l’autre cour de la prison, on ne les voyait jamais. J’ai eu cependant la possibilité à un moment ou à un autre de voir beaucoup de mes camarades. En 1942, un beau jour j’ai été convoqué par le capitaine commandant de la prison. Ce n’était pas un mauvais homme, loin de là ; notre conversation a été, je dois dire, très brève.

Il m’a dit : « Bloch, dans le civil vous étiez professeur ? » - « Oui, mon capitaine » - « Est-ce que vous voulez faire des cours à vos camarades ? » - « Bien sûr » - « C’est très bien, vous commencerez demain matin ». J’ai fait demi-tour dans les règles et le lendemain matin on a commencé ; tous les camarades se sont inscrits. Comme par hasard, j’ai traité la Révolution française. Je faisais le cours deux fois parce que nous aurions été trop nombreux. Les gardiens rassemblaient la moitié des résistants de la prison, le lundi, par exemple, et on recommençait le mardi matin . J’ai donc traité l’histoire de la Révolution, je crois que j’étais très inspiré par les circonstances et je n’ai jamais eu un public comme cela. Tout professeur rêverait d’avoir un public de ce genre. Mes camarades ont fait rentrer des cahiers ; j’ai fait aussi un cours de géographie et ils ont fait rentrer des atlas, cela nous occupait prodigieusement et cela a duré un an.

Je me rappelle en particulier l’anniversaire de Valmy, le 20 septembre 1942. On a mis les drapeaux (enfin c’était de tout petits drapeaux en papier qu’on avait fabriqués, qu’on avait accrochés au-dessus de nos lits). Le matin à l’heure de l’appel chacun était devant son drapeau, les gardiens, impressionnés d’ailleurs je crois, sont passés sans dire un mot. Cela a été un des plus extraordinaires anniversaires de Valmy qui ait été célébré en France.

Les cours se sont arrêtés au bout d’un an ; il y a eu là un incident : Chaintron et Calas étaient arrivés à établir des contacts avec l’extérieur. Dans les colis de vivres on passait des messages et évidemment, une fois, un gardien a saisi un de ces messages. Il y a eu des sanctions : plusieurs camarades sont descendus au cachot et les cours d’histoire et de géographie ont été interdits. On comprend qu’ils m’avaient permis de connaître plus ou moins les camarades qui sont passés dans la prison.

Il y a eu aussi trois ou quatre résistants, avec lesquels nous n’avons eu aucun contact parce qu’ils étaient trotskistes. Dans le Parti français, à la veille de la guerre, on considérait les trotskistes comme des traîtres. Je ne partageais pas cette opinion, j’avais fréquemment entendu parler de Trotsky avec intérêt et respect. En tout cas l’administration les avait isolés. Ils étaient dans une cellule tous les trois et ils descendaient dans la cour à d’autres heures que nous. L’un d’eux était mon homonyme, Gérard Bloch qui a été candidat trotskiste après la guerre à Clermont-Ferrand, sans succès d’ailleurs. Je crois bien que je ne l’ai jamais vu.

Parmi les politiques il y avait plusieurs anarchistes espagnols. En particulier je me souviens, parce qu’il a été dans ma cellule, d’Esgleas qui était secrétaire du syndicat anarchiste des instituteurs de la province de Barcelone. Nous avons discuté ensemble abondamment et sans aucun espoir de tomber jamais d’accord. Il n’était pas très sympathique, à mon avis ; je m’en méfiais beaucoup et je crois que j’avais raison. Il est sorti de prison avec nous en 1944 mais il n’est pas allé dans le maquis et par la suite il a épousé la fille d’un gros propriétaire foncier de Dordogne.

Il y avait naturellement aussi toute une série de « droit commun ». Nous avons été mêlés avec eux quand je suis arrivé en juin 1941 - Martin était venu avec moi de Clermont, c’était un ancien employé des Nouvelles Galeries de Saint-Etienne. André Martin et moi sommes allés dans une cellule de huit et les six autres étaient des droit commun. La plupart n’étaient pas de mauvais gars, c’étaient des petits voleurs mais ils ne volaient pas dans la prison. J’ai eu comme voisin pendant un bout de temps un tsigane, Reinhart, un marchand de chevaux me semble-t-il. Nous avons été très amis. Sa famille était au camp de la route de Limoges à Poitiers ; pauvre vieux, je n’ai plus eu de nouvelles de lui naturellement.

A côté de cela, il y avait des cas nombreux et variés, il y avait des délits militaires, insoumission, insultes à supérieur, désertion.

J’ai eu dans ma cellule un ouvrier agricole de la Haute-Saône qui avait déserté en Suisse, puis, après des histoires que je n’ai pas le temps de raconter, il avait été livré par les Suisses, en fait remis à la police française à la frontière. Il ne savait ni lire ni écrire. J’ai essayé de lui apprendre à lire et à écrire ; j’ai même demandé une ardoise et de la craie mais on m’a refusé l’autorisation d’en avoir. C’était un garçon absolument inoffensif, on l’employait à réparer les murs de la prison et un beau jour, cela devait être en avril 1944, la surveillance s’était relâchée (on sentait les événements se précipiter), le gardien qui le surveillait s’est absenté et quand il est revenu le type avait foutu le camp. Personne ne s’est occupé de lui, il y avait des choses plus graves à ce moment-là.

J’ai eu pendant un moment, aussi comme voisin de lit, un Italien naturalisé français, un Sicilien qui avait tué sa femme, la crise de jalousie classique, l’honneur bafoué du Sicilien. Il avait, paraît-il, poignardé sa femme enceinte de 17 coups de couteau. Cela avait fait sur le tribunal une impression considérable. En réalité c’était un homme tout à fait inoffensif en temps ordinaire. Il faisait tout ce qu’on lui disait de faire, on lui disait « tu nettoies la piaule », il nettoyait la piaule.

Peu après notre arrivée à Nontron en 1941, on nous a amené un Marocain, un très brave type. Le premier jour, le soir, il a plié sa couverture et s’est agenouillé pour prier en direction de la Mecque. Des droit commun ont commencé à se moquer de lui. Naturellement, je leur ai dit « laissez-le donc tranquille ». J’étais un peu plus âgé qu’eux, j’étais professeur, malgré tout je leur ai fait impression, ils ne se sont plus occupés de lui, il a prié tranquillement. Deux ou trois jours plus tard, le gardien m’appelle pour faire le couloir ; il faisait très froid, je me lève pour y aller et le Marocain s’interpose et me dit « laisse, j’y vais ». Il y est allé et quand il est revenu j’ai voulu lui donner un peu de tabac. Il m’a dit « non, pas pour tabac, pour amitié ».

Nous avons eu aussi deux Sénégalais qui avaient été condamnés à 20 ans de prison pour avoir volé dans les rues de Menton. Ils avaient faim, le ravitaillement n’arrivait pas, ils avaient enfoncé la porte d’une épicerie et volé des boîtes de sardines, 20 ans de prison pour cela. Je les ai eus un moment dans ma cellule, ils étaient très sympathiques mais l’infirmier m’a dit : « Fais attention ils sont tous les deux complètement pourris de syphilis ».

Nous avons reçu aussi quatre ou cinq proxénètes de Marseille. Alors là c’était gratiné, une équipe spécialisée dans la traite des blanches, des types absolument ignobles. Naturellement ils avaient des emplois réservés, à la cuisine. Dans toutes les prisons où je suis passé, les proxénètes ont toujours eu les meilleurs emplois, il y a à cela une raison, c’est qu’ils sont des indicateurs de police. Comme le disait d’ailleurs l’Algérien proxénète qui était mon prévôt d’atelier à Riom : « Il faut bien avoir de bons rapports avec la police, comment veux-tu faire autrement ? »

« Qu’est-ce qu’on peut en faire, disait Chaintron, on peut leur faire construire le transsaharien, à part cela je ne vois pas ; ils sont absolument irrécupérables ». Naturellement c’était des espions de la direction et de l’administration.

A partir de 1942, nous avons vu arriver une troisième catégorie, extrêmement intéressante, si l’on peut dire, parce qu’ils représentent quelque chose dont je n’ai jamais entendu parler. Il s’agissait de types qui avaient été arrêtés et condamnés pour espionnage au profit de l’Allemagne. C’est tout de même une chose extraordinaire. A un moment, cela doit être à l’été 1942, je me suis trouvé dans une cellule de 8 ; nous étions deux communistes, avec moi il y avait un ouvrier de Rive-de-Gier, Charmet, un très brave type mais qui ne supportait plus du tout la prison. Il était âgé, il avait de grandes filles, et il était tout bonnement en train de devenir fou, c’était un bien triste spectacle. Il y avait alors quatre « droit commun » et deux espions . L’un, qui était dans la rangée de l’autre côté de la piaule en face de moi, était un espion professionnel qui avait été marchand d’automobiles d’occasion avant la guerre, rue des Sablons à Paris. Mais, dans ce temps là déjà, il espionnait au profit du service de renseignements allemand. L’autre était une ordure particulièrement faisandée, j’ai oublié malheureusement son nom, il était de Pamiers, il avait été serveur au restaurant d’Ermenonville mais il faisait bien d’autres métiers. Il racontait à son copain que, pour gagner de l’argent, il s’habillait en petit garçon et , avec une femme habillée en petite fille, ils faisaient l’amour devant de riches voyeurs. J’ai entendu des détails extrêmement instructifs, parfaitement dégoûtants.

Les Allemands les avaient recrutés peu après leur arrivée à Paris, et le type de Pamiers a été envoyé suivre des cours dans une école d’espionnage à Stuttgart ; tout cela je le sais parce qu’il le racontait à son copain. Ensuite il a été ramené à Paris, on l’a mis dans le train, gare d’Austerlitz, avec toute une liste de missions à accomplir : aller espionner tel ou tel bateau dans le port de Marseille ou des sites stratégiques, et il disait : « Le train a passé la ligne de démarcation à Vierzon, et à Châteauroux, première gare de la zone sud, la police française est montée ; ils sont venus tout droit à mon compartiment - ils savaient où j’étais - et ils m’ont dit ’descends, on te demande’. Ils m’ont emmené au commissariat spécial de la gare ; là ils m’ont dit ’tu es un espion allemand’. Naturellement j’ai nié. Alors ils m’ont dit ’on ne va pas perdre de salive, voilà une photo de toi qui a été prise dans la cour de l’école d’espionnage à Stuttgart’. Qu’est-ce que je pouvais dire ? ». Vous vous rendez compte d’une histoire ! Moi j’étais de l’autre côté de la chambre, j’écoutais tout cela, je dois dire que je me délectais. Il avait été traduit devant le tribunal militaire de Toulouse et condamné à mort pour trahison. Grâcié par Pétain, travaux forcés à perpétuité et j’ai eu le plaisir discutable de l’avoir comme compagnon. Il n’avait qu’un mot à la bouche « dégueulasse ». Tout était dégueulasse, la nourriture bien sûr (cela c’était vrai) mais tous les gens, sauf peut-être les fascistes ; la France surtout était « très dégueulasse ». Un beau jour je n’ai pas pu me retenir, je lui ai sauté dessus, j’ai dit « il n’y a qu’un dégueulasse ici, c’est toi », on s’est un peu battus, j’étais idiot parce qu’il était beaucoup plus fort que moi, je n’ai jamais été bien costaud. Le gardien est arrivé et il a dit : « Vous voulez descendre au mitard tous les deux ? », cela s’est arrêté là.

L’autre espion professionnel, l’ancien marchand de voitures d’occasion, est sorti de prison en juillet 1943. La Gestapo est venue le chercher. Il y a eu alors une scène curieuse, le gardien, pendant qu’il était en train de faire ses bagages, si l’on peut dire, d’empaqueter son linge, tenait la porte ouverte en agitant son trousseau de clefs, un vieux sous-off qui je crois bien était gaulliste au fond du coeur. Nous étions, ce type-là, moi et le surveillant tous les trois seuls, les autres étaient sortis pour une tâche quelconque. Je vais sur le pas de la porte, elle était ouverte, c’était l’occasion de prendre un peu l’air , et je dis au gardien : « C’est tout de même fort de penser aux ignominies que ce salaud va faire. » - « Ah, vous pouvez le dire, c’est écoeurant. » Il paraît qu’en effet il est devenu inspecteur de la Gestapo à Limoges. Je me rappelle que l’autre, le type de Pamiers, suppliait le marchand de voitures d’occasion, il lui disait : « Fais-moi sortir, je ferai tout, tu sais que je suis tout dévoué à Hitler ».

J’en ai connu pas mal d’autres. Nous avons été un moment mélangés avec eux, puis, à partir de la fin de 1943 et au début de 1944, je me suis trouvé dans une cellule où nous étions quatre camarades d’un côté et cinq espions de l’autre. De notre côté il y avait le grand Bourdeau, Gabriel Roucaute et un très brave camarade, Henri Faure, ancien secrétaire du syndicat des ouvriers agricoles du Languedoc, il avait été employé chez un marchand de fruits à Capdenac je crois. De l’autre côté, il y avait les cinq espions et leur porte-parole, si j’ose dire, parce qu’on ne se parlait pas. Au milieu, la table faisait la frontière. Personne ne la franchissait mais, comme il y avait des tâches communes obligatoires : aller chercher le bouteillon ou descendre la tinette, de notre côté c’est Bourdeau qui parlait avec eux, et chez eux c’était Giraudeau qui était aussi un grand gaillard.

C’était un paysan de la Rochebeaucourt, à la limite de la Dordogne et de la Charente. Comme il était près de la ligne de démarcation, il faisait le passage de la ligne moyennant finances (il y a des gens qui faisaient cela pour l’honneur et d’autres pour l’argent). Il avait fait passer de zone sud en zone nord deux officiers français du Deuxième Bureau après quoi il les avait dénoncés aux Allemands et les deux hommes avaient été fusillés à Angoulême. Quelque temps après (lui-même l’a raconté), allant à Périgueux, il a été arrêté, traduit devant un tribunal militaire français, condamné à mort, grâcié par Pétain, et on l’a expédié à Nontron. Décidément cette prison de Nontron était une drôle de prison. Ce Giraudeau, je me rappelle qu’il criait dans la cour de la prison, à notre intention sûrement (nous étions d’un côté de la cour et les espions de l’autre) : « Si j’ai fait ça, c’est pour l’argent, pas pour des idées. Si les Anglais donnent plus, je travaillerai pour eux, bien sûr ».

Il est sorti de la prison le 17 mars 1944 : les Allemands sont venus chercher leurs hommes. Il a été amené à Poitiers et on l’a logé... où donc ? Eh bien, chez mon père, chez nous à la Mérigote. Il a logé dans la maison, qui était à ce moment-là , en 1944, occupée par des officiers de la Gestapo. Il allait espionner les maquis.

En août 44 il est parti avec les Allemands. L’année suivante, en 1945, il a été arrêté, réexpédié en France par les Russes, via Odessa, jusqu’à Marseille et il est repassé devant le tribunal militaire de Bordeaux. Malheureusement je ne l’ai pas su, sinon je serais bien allé témoigner contre lui. Il a été une deuxième fois condamné à mort pour haute trahison et une deuxième fois grâcié... mais cette fois par De Gaulle. J’avais demandé de ses nouvelles à quelqu’un que je connaissais, le chef de cabinet de Boursicaut qui était commissaire de la République à Limoges à la Libération. On m’a dit qu’il purgeait sa peine à la Centrale d’Aix-en-Provence mais certainement il a été remis en liberté.

Parmi les espions qui se trouvaient dans notre cellule au début 1944, il y avait aussi un homme qui avait été condamné pour espionnage pendant la drôle de guerre, un nommé Lafont, officier d’aviation, condamné à mort pour « espionnage au profit de l’ennemi ». On m’a dit qu’il avait été exécuté en juin 44, dans le maquis. A un moment nous avons eu aussi un agent anglais, qui avait été « retourné » par les Allemands.

J’ai connu encore un autre spécimen extraordinaire, un Hindou. Un jour je « faisais le couloir » avec une serpillière ; un gardien me suivait pas à pas en me donnant des conseils sur la façon technique de passer la serpillière. Ce n’était pas un mauvais type ; un peu pédant et protecteur vis-à-vis d’un intellectuel qui visiblement n’était pas très compétent dans le grand art de passer la serpillière. Il y avait une salle d’eau, c’est là que tout le monde se lavait : un long tuyau avec des robinets comme dans les écoles d’autrefois. Un détenu était en train de se laver, un Hindou et un espion. J’entre, je tords ma serpillière, je ne lui parlais pas, naturellement. Il me dit : « Monsieur Bloch, vous êtes professeur d’histoire et de géographie » - je ne réponds pas - « J’ai reçu tout récemment un volume de Monsieur Sion, qui est professeur à la faculté des lettres de Montpellier, sur les fondements physiques de la géographie humaine. Je pense que ce livre est susceptible de vous intéresser, il est à votre disposition » - je ne réponds rien, je continue à tordre ma serpillère - « Vous ne me répondez pas, vous ne me connaissez pas, je n’existe pas. Cela ne fait rien, le livre est tout de même à votre disposition ». Il paraît qu’il avait été étudiant à Cambridge ; il parlait un français excellent. C’est la seule fois que j’ai eu un rapport avec lui. Une autre fois, j’attendais pour me faire raser, parce que évidemment on n’avait pas le droit d’avoir un rasoir. C’était l’Hindou, l’espion, qui était avec le coiffeur. Celui-ci était un secrétaire de la fédération anarcho-syndicaliste ; il était là pour insoumission, il avait refusé de porter les armes, je crois. J’avais souvent discuté avec lui, ce n’était pas un type antipathique. L’espion parlait abondamment, et brusquement j’entends le coiffeur qui jette ses outils et qui dit : « Allez, fous le camp ! J’en ai assez entendu ; toi et tes histoires sadiques de torture, en Espagne, vous m’écoeurez ; si je ne me retenais pas je te couperais le cou, pourtant j’en ai rasé des ordures, mais une ordure comme toi, ça dépasse les limites ».

Il avait été, cet Hindou , dans les affaires de Chandra Bose dans l’Inde et on disait, je n’ai pas vérifié, qu’il avait été condamné à mort par les Anglais. Alors il était passé du côté des Japonais, il avait travaillé pour les services secrets japonais en Chine, puis il était venu en Europe et au moment de la guerre d’Espagne, la Gestapo l’a envoyé en Espagne et c’est ce qu’il était en train de raconter au coiffeur. Il paraît qu’il aimait spécialement torturer les femmes, c’était un détraqué complet. Finalement il avait été repris pendant une mission d’espionnage et condamné par un tribunal militaire, à mort là aussi.

Je termine en disant que, tous ces types ignobles, la Gestapo est venue les chercher en mars 1944, je crois que c’est le 17 mars, on leur a rendu leurs effets civils. Ils devaient être une quarantaine à la prison.

Il y avait là un type odieux, le fils d’un médecin de Rouen qui avait été - je l’avais entendu le raconter - dans les Jeunesses patriotes (sic) de Taittinger avant la guerre. Cela l’avait amené tout droit au nazisme, au fascisme. Il se promenait de long en large de l’autre côté de la table dans la cellule avec Lafont, l’aviateur. « Ah, il disait, tu verras quand j’aurai mes bottes et ma cravache. » Vous voyez le genre, il avait une vingtaine d’années. En sortant de la cellule, il s’est retourné et nous a fait le salut hitlérien : « Heil Hitler ! » Plus jamais entendu parler... Pour Giraudeau le hasard a fait que je sais ce qu’il est devenu mais pour les autres je ne sais rien. Leur chef, un grand gaillard, était un chanteur de l’opéra de Toulouse. On l’entendait dans la cour, en janvier, février 1944. Il paraît qu’il possédait une maison close au Maroc, à Rabat ou à Casablanca. Il expliquait d’une voix tonitruante à ses copains qu’ils pourraient toujours se réfugier en Argentine et, comme on le sait d’ailleurs, beaucoup de ces gars-là ont fini en Argentine. Le jour où ils sont sortis, nous étions tous si furieux de les voir partir, que nous avons été malades ; je crois que j’ai fait une vraie crise de foie.

10 Juin 1944 - Libération de la prison

C’est trois mois plus tard que nous sommes sortis aussi, dans des conditions bien différentes. Comme je l’ai déjà dit, on sentait la pression du maquis. On avait amené des gendarmes pour renforcer la surveillance de la prison. Certains gardiens nous étaient en fait favorables. L’un d’eux, un alsacien, Hermann, était très sympathique. Il est d’ailleurs parti avec nous et il s’est battu sur le front de La Rochelle. Le débarquement du 6 juin 1944, nous l’avons appris presque tout de suite, les gardiens se sont empressés de nous le dire ; dès lors, pendant quatre jours, nous avons vécu dans la fièvre. Nous pouvions nous attendre à être emmenés en Allemagne d’un moment à l’autre ou à être fusillés ou à être libérés,... Dieu sait ! Pour nous tout se jouait à ce moment-là. Et le 10 juin, un gardien, au moment où nous descendions dans la cour, me dit : « Vos copains vont venir vous chercher ce soir ». C’est un maquis de l’AS, l’Armée Secrète qui avait occupé Nontron le 10 juin. Ils sont venus tout de suite à la prison et ont demandé au capitaine, un pétainiste convaincu, de nous libérer. L’autre a répondu qu’il préférait nous descendre tous d’un coup de revolver. Alors les camarades ont mis un fusil-mitrailleur en batterie devant la porte et les gardiens ont dit que cela ne collait plus, qu’ils n’avaient pas été engagés pour cela. Je crois que c’est Chaintron qui a été appelé par le capitaine commandant la prison, qui lui a dit : « Ecoutez, on va vous libérer, nous vous demandons de rester disciplinés ». En effet, dans la soirée, on nous a appelés les uns après les autres, tous les résistants, à la guichetterie, et on nous a rendu nos effets civils.

Mon vêtement était dans un sac depuis 1941 ; il était couvert d’une espèce de moisissure verte tout à fait singulière. On m’a rendu ma montre et on m’a demandé de signer : tout était en ordre. Alors vers 11 h du soir, on a ouvert les portes des cellules. Nous étions 36 résistants, nous sommes tous descendus dans la cour. Chaintron nous a dit quelques mots dont je ne me souviens évidemment pas, c’était bouleversant, puis nous avons chanté la Marseillaise et les gardiens ont ouvert la grande porte. En passant la porte j’ai trébuché, quelqu’un m’a retenu, m’a embrassé, plusieurs personnes m’ont embrassé, il faisait nuit, il était 11h /11h30, cela sentait délicieusement bon. Il y avait une petite foule, plusieurs centaines de personnes. On pleurait, on s’embrassait, c’était merveilleux. Après cela, on nous a fait monter dans un camion et il est arrivé l’histoire la plus invraisemblable qu’on puisse imaginer : on nous a emmenés à la mairie pour boire un vin d’honneur. Il faut bien comprendre que les Allemands étaient à Périgueux et à Angoulême et qu’il leur fallait à peu près une demi-heure pour arriver. Ce n’était pas très prudent !

Enfin, je me souviens de ce vin d’honneur, qui m’avait fait de l’effet d’ailleurs, parce que cela faisait des années que je n’avais pas bu de vin. Quelqu’un, peut-être le maire, a prononcé quelques mots, nous sommes remontés dans ces camions à gazogène et on nous a emmenés à une dizaine de kilomètres au nord de Nontron près d’Augignac, dans une grange. Je crois que c’est là qu’on nous a donné à manger. Les camarades du maquis avaient tué des moutons, ils nous en ont fait manger ; ils avaient également pris le dépôt des tabacs et ils nous ont distribué des cigarettes. Tout cela faisait beaucoup pour des gens qui depuis des années étaient à un régime restreint, si bien que nous avons tous été malades évidemment, une purge fantastique.

Nous sommes revenus à Nontron le lendemain, c’est à ce moment-là que j’ai établi cette liste, ce papier qui a traversé je ne sais comment les années et que je retrouve, la liste de tous les copains qui ont été libérés. Nous étions trente-six. A nous 36, nous totalisions 230 années de condamnation, plus les condamnés aux travaux forcés à perpétuité : Chaintron, Roucaute, Calas, Bourdeau, et nous avions fait exactement, j’ai fait l’addition, 1093 mois ; oui, nous avions exactement fait 91 ans et un mois à nous 36. On est revenu à Nontron et le surlendemain le responsable du groupe de l’AS qui nous avait délivrés a fait venir Chaintron qui était notre responsable et lui a dit : « Ecoutez, les Allemands arrivent, les Allemands attaquent. Je vous ai délivrés, je ne sais pas si j’ai bien fait, en tout cas, je n’ai pas d’armes à vous donner, je vous conseille de retourner à la prison ». Chaintron, lui a répondu : « Je vous remercie beaucoup de nous avoir délivrés, on n’oubliera jamais, mais pour ce qui est de retourner à la prison : non, il n’en n’est pas question. »

Jean est venu nous retrouver sur une route dans la banlieue de Nontron ; il nous a raconté ce que venait de lui dire ce responsable (que j’ai revu quelques années plus tard, il était professeur à l’école primaire supérieure de Thiviers), et nous étions assez désemparés, nous n’avions rien, même pas de quoi manger, pas d’armes naturellement. Là-dessus est arrivé, exactement comme le « deus ex machina », Calas qui revenait du Comité de libération de Nontron. Et là il avait rencontré des représentants des Francs-tireurs et Partisans, des FTP. Parce qu’il faut se mettre à notre place, nous ne savions absolument pas ce que c’était que l’AS, nous ne savions pas ce que c’était que les FTP, nous étions privés de toute information sur les luttes en France. Nous savions mieux ce qui se passait en Ukraine que ce qui se passait en Périgord. Alors quand Calas avait dit aux camarades des FTP que nous étions 36 camarades qui venions d’être libérés de la prison, l’autre s’était jeté dans ses bras et lui avait dit : « Ne restez pas avec l’AS venez avec nous ».

Juin 1944 - août 1944 - Avec les FTP

La question était résolue automatiquement puisque l’AS nous lâchait. Les FTP sont arrivés avec des camions, si vite d’ailleurs qu’ un camion est allé dans le fossé, ils nous ont embarqués et nous ont emmenés dans les bois.

Nous avons passé la nuit dans les bois, près d’un ruisseau, c’était tout à fait poétique et agréable, le temps était magnifique. Le lendemain matin je me suis un peu débarbouillé dans le ruisseau, je suis monté sur une petite colline qui dominait et c’est là que j’ai entendu un bruit fantastique, extraordinaire, un grondement qui s’amplifiait, cela venait du fond de l’horizon, c’était effrayant et brusquement j’ai vu déboucher des dizaines d’avions, des forteresses volantes qui arrivaient à basse altitude ; ils nous ont survolés très bas avec un bruit terrifiant. On m’a dit par la suite qu’ils étaient une centaine, ils allaient bombarder la gare d’Angoulême et, quelques minutes après, on a entendu les explosions des bombes qui tombaient sur la malheureuse ville.

Le lendemain plusieurs d’entre nous devaient aller voir le responsable militaire des FTP qui se trouvait à Chalus dans la Haute-Vienne. Chaintron, Calas, Roucaute, Oved (un étudiant de Toulouse), et moi sommes donc allés en voiture à Chalus rencontrer l’inter-départemental FTP.

Son vrai nom était Godefroy, son pseudonyme était Rivière. Il était installé dans un château . Sur la grille d’entrée, un papier était affiché, avec quelques lignes tapées à la machine : « Camarades, les Allemands ont massacré la population d’Oradour, ils ont massacré les hommes, les femmes et les enfants. Vengez-les ! ». Nous nous sommes dit « ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai ». Vous savez que ce n’était que trop vrai.

Rivière ne cessait de protester parce qu’on l’avait installé dans un château, il disait « c’est la bonne chose à faire pour se faire pincer, une ferme isolée me conviendrait bien mieux ». Il nous a dit : « Je suis bien content, vous arrivez à point, nous manquons terriblement de cadres. L’état-major FFI est en formation dans la région d’Ussel, on nous demande d’envoyer des représentants des FTP mais je n’avais personne. Il m’en faut quatre. Alors qui d’entre vous va y aller ? » Chaintron a désigné immédiatement Bourdeau, Oved, Schimillum le camarade cheminot d’Oullins, et moi et Rivière a dit : « De toute façon, il va falloir vous rééquiper, vous ne pouvez pas aller rencontrer cet officier avec les habits que vous avez sur vous », en effet on était dans un drôle d’état. « On a un peu d’argent, vous allez voir l’intendant ; qui est-ce qui va recevoir l’argent ? » Bourdeau a dit « c’est Michel ». Nous sommes allés dans une autre salle, Bourdeau, Oved et moi,voir l’intendant qui m’a donc délivré 10.000 francs pour chacun, pour pouvoir acheter des vêtements, 40.000 francs au total. Il m’a dit : « Il me faut un reçu. » - « D’accord ». Au moment où j’allais signer il m’a dit : « Tu ne signes pas de ton nom. » - « Je ne signe pas de mon nom ? » - « Tu n’est pas maboul ? Toutes les polices ont vos identités, vous, les évadés de Nontron, vous êtes connus d’Angoulême jusqu’à Clermont-Ferrand. Il te faut un pseudo. » - « Quoi ? » - « Un pseudonyme. » Je restais le stylo en l’air. Vous savez, si on vous demande de trouver un pseudonyme comme ça..., alors il me dit : « Balle », j’ai dit « Pourquoi pas ? » Depuis ce jour-là je me suis appelé Balle. Je n’avais pas eu beaucoup de temps pour réfléchir, sinon j’aurais choisi autre chose, cela ne me plaisait pas spécialement.

Après cela, on nous a emmenés dans un château près d’Excideuil dans le sud-est de la Dordogne à Anlhiac, un petit village. Le propriétaire du château, un pétainiste, avait déguerpi. Il paraît qu’il avait reçu souvent ce Peyrouton qui avait été résident général en Tunisie, ainsi que le ministre de l’intérieur Pucheu. En tout cas il avait trouvé que la région devenait un peu chaude. On nous a amenés là ; la maison était splendide. Le personnel, cuisinier, valet de chambre, sommelier, était sur le perron nous attendant bras ouverts, « les pauvres gens, dans quel état ils sont ...! venez, on va vous remplumer ». Nous nous sommes installés tous les trente-six dans ce château. On m’a apporté un petit poste de radio (c’était la première fois que j’en voyais un si petit) qui avait été parachuté par les Anglais. J’ai commencé à prendre Radio-Londres, c’était la première fois que je pouvais prendre Radio-Londres, bien sûr. Chaintron m’a dit : « Tu vas prendre les informations et tu vas rédiger un petit bulletin. On va faire un journal, tu en seras le responsable ».

Je vois encore ce salon extraordinairement luxueux, un grand piano, de beaux fauteuils, etc... et un copain, le responsable de la zone sud de la Dordogne, je crois, il se promenait avec une espèce de paquet dans la main, il le posait sur une table puis il le reprenait, il le reposait sur une cheminée. Nous détonnions, le copain et moi, dans ce salon, il avait des houseaux et évidemment il était habillé pour aller dans la campagne. Je lui ai dit : « Qu’est-ce-que tu tiens là ? » Il me répond : « C’est un million. » - « Un million ! montre que je voie ça ! ». En effet il y avait un million. « D’où est-ce que ça vient ? « - « On a « fait » la Banque de France à Villeneuve-sur-Lot, et je cherche un endroit où le mettre en sûreté ! ».

Avec les informations que je prenais à Radio-Londres, j’ai rédigé un petit bulletin qui a été supervisé par Chaintron. Il m’a dit « tu vas voir, je ne te laisserai rien passer ». Mais il a trouvé très peu de choses à corriger, je ne faisais pas de littérature. On n’avait pas beaucoup de papier mais on avait saisi une tonne de papier en gare de Thiviers. Calas et moi, nous sommes allés à Excideuil où il y avait une petite imprimerie, pour imprimer des cartes de visite etc... Nous avons dit à l’imprimeur, M. Labeyrie : « Il faut que vous nous imprimiez notre journal. » Il nous a répondu : « Vous êtes fous, si les Allemands reviennent je serai fusillé. » Calas lui a dit : « Si vous n’imprimez pas notre journal, vous serez fusillé. » Il nous a regardés, et finalement il a pensé que nous étions le danger le plus proche et a décidé de nous imprimer. Il est venu nous voir, après la Libération, à Limoges pour nous demander du papier. Il m’a dit : « Vous vous souvenez bien, Monsieur Balle, c’est moi qui ai imprimé le premier journal de la libération dans le département de la Dordogne. » - « Ah ! comment, si je m’en souviens, il avait même fallu vous forcer un peu la main. » Enfin, c’était un brave type et c’est vrai qu’il courait un danger très réel. Je regrette de ne plus avoir ce petit journal qui s’appelait La Voix de la Libération (ce n’est pas très original), Organe des Cantons Est de la Dordogne et dont le premier numéro a été distribué.

Le deuxième numéro, c’est les Allemands qui l’ont saisi car les Allemands sont arrivés très vite, je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à Anhliac : deux ou trois jours, tout cela se mélange un peu, cela doit être vers le 16 ou le 17 juin que les Allemands ont attaqué.

Ils ont attaqué par Terrasson, par le sud, et, venant de Périgueux, par Excideuil. Nous avons été prévenus par un camarade du groupe Gabriel Péri au sud et on m’a dit qu’un des camarades du groupe avait été pris par les Allemands, qui l’ont attaché derrière un camion et ont lancé le camion à toute vitesse. Les gars qui étaient réfugiés dans la forêt à proximité entendaient leur copain qui hurlait. S’ils avaient pris un Allemand à ce moment-là, il ne serait pas mort tranquillement. Nous avons été prévenus par un FTP qui a téléphoné, et qui a été tué. Les camarades des FTP nous avaient apporté des vélos pour que nous puissions nous sauver, mais on n’était pas très en forme : trois ans et demi de prison, comme entraînement, ce n’est pas cela. En ce qui me concerne, à la première côte, et dans le Périgord il y en a, je suis resté sur le bas-côté avec un point de côté épouvantable, ne pouvant plus respirer. La situation était tout ce qu’il y a de plus romanesque, nous avions une mitraillette c’est Bourdeau qui l’avait. Il tirait dans le fond de la vallée à cinquante mètres de là ; les Allemands étaient de l’autre côté, pas très loin, à cent ou deux cents mètres, ils avançaient prudemment, heureusement. C’était très désagréable. Je me disais « s’ils me prennent, je serai probablement abattu aussitôt et par-dessus le marché ce sera ridicule ». J’ai réussi à me relever et à monter la côte. En haut les camarades avaient amené un camion, tous étaient déjà montés et me criaient « presse-toi ». Bourdeau est arrivé le dernier en courant ; les Allemands étaient déjà au bout de la rue et tiraient sans nous voir. C’est alors que le camion a refusé de démarrer : comme suspense, c’était vraiment réussi. Finalement il a démarré, juste à temps. La route descendait et on a pris de la vitesse.

Quand nous sommes arrivés à Excideuil, tous ceux qui avaient eu des rapports avec la résistance étaient en train de déménager. Le centre de la petite ville était une vraie fourmilière.

Nous sommes repartis très vite en direction de Sarlande, dans le nord-est du département, Sarlande a toujours été une commune « rouge », c’était un nid de résistants par conséquent. Nous y sommes restés 2 ou 3 jours.

Le numéro 2 de La Voix de la Libération avait évidemment été saisi par les Allemands à Excideuil. Il fallait trouver une autre imprimerie. Dans ce but, Calas et moi sommes allés à St-Yrieix (dans la Haute-Vienne mais tout près), guidés par un responsable du secteur. Le hasard a fait que nous y sommes arrivés alors que la ville venait d’être libérée le matin même. Vous imaginez l’ébullition. Et un train venait d’arriver de Paris : la ligne normale Paris - Toulouse par Uzerche étant coupée, les trains étaient déviés par St-Yrieix.

Notre guide a trouvé un FFI qui nous a raconté ce qui s’était passé le matin. La ville n’était plus gardée que par quelques miliciens ; les gars du maquis l’ont conquise sans grande difficulté. Le maquisard racontait : « Poursuivant les miliciens, nous sommes arrivés à la gare. Justement un train était signalé. Surprise : c’était un train allemand qui emmenait du matériel de la Manufacture d’armes de Tulle, avec naturellement des sentinelles sur tous les wagons. Le train est passé sans s’arrêter. Je ne sais pas si c’était prévu ou si un officier allemand, en voyant les maquisards a dit ’on ne s’arrête pas’. Et alors il s’est passé une chose stupéfiante : nous étions là, les Allemands à quelques mètres sur les wagons qui défilaient à 40 km/h, et comme personne n’a commencé à tirer, ni d’un côté ni de l’autre, il n’y a pas eu de combat. »

A St-Yrieix nous avons trouvé une imprimerie ; l’imprimeur était d’accord et avait du papier. Nous pouvions revenir à Sarlande.

Peu après, le colonel Rivière, l’inter FTP, est revenu. Nous devions rejoindre l’Etat-Major FFI en Corrèze, près de Meymac, et nous étions quarante ... L’obstacle le plus sérieux était la traversée de la Nationale 20, la route Paris - Toulouse, que les Allemands surveillaient de près. Rivière est parti en voiture avec sa secrétaire et un chauffeur, pour reconnaître l’itinéraire. Malheureusement, à quelques kilomètres de la N 20, ils sont tombés, dans un village, sur un groupe d’Allemands venus au ravitaillement. Quand les Allemands ont aperçu la voiture, ils n’ont pas hésité : ils ont ouvert le feu. Le chauffeur a été tué sur le coup, la secrétaire a été faite prisonnière - par une chance inouïe, on l’a retrouvée vivante, deux mois plus tard à la prison de Brive.

Rivière était arrivé à sauter de la voiture. Il m’a raconté qu’il remontait la rue en courant, les Allemands derrière lui. « Je suis passé devant le presbytère, disait-il ; un vieux curé est sorti et m’a crié ’venez chez moi !’ Naturellement je n’en ai rien fait, on se serait fait tuer tous les deux, mais c’était bien courageux de sa part. Heureusement la rue débouchait sur une espèce de lande avec des fougères, des herbes hautes, j’ai fait à peu près 500 mètres, je me suis jeté à plat ventre et j’ai fait le mort. Les Allemands m’ont cherché longtemps ; certains sont passés tout près ; heureusement ils n’avaient pas de chiens. A la nuit j’ai pu ramper et m’échapper. »

Le lendemain nous sommes tous partis pour Meymac. Nous formions un véritable convoi : plusieurs camions et plusieurs voitures. A l’avant-garde marchait un garçon à cheval, un jeune Marocain, je crois. Nous avons couché en route, dans un village où se trouvait le célèbre accordéoniste Jean Ségurel. Il a fait danser toute la troupe et toutes les filles du village. Plus tard il a enregistré un disque dédié à Chaintron devenu préfet de la Haute-Vienne.

Pendant ce voyage - j’étais dans la cabine d’un camion - une femme a sauté sur le marchepied et m’a dit : « Monsieur, ils ont tué mon mari, ils ont tué mon fils, tuez - en beaucoup ! »

Quand nous arrivions dans un village, les gens ne savaient pas tout de suite qui nous étions. Mais quand ils avaient compris, quelle émotion ! quel enthousiasme ! Le village se couvrait de drapeaux tricolores.

Nous sommes arrivés près de Meymac où l’état-major des FTP (pour les 5 départements : Haute-Vienne, Creuse, Dordogne, Corrèze et Lot) venait de s’établir dans un bois, très remarquablement camouflé.

C’est de là que nous sommes partis, le 9 juillet, pour être présentés au colonel Rivier qui était le DMR, le Délégué militaire régional de la Région R 5 (Limoges) nommé par Londres. Nous étions quatre : Bourdeau, ancien responsable du service d’ordre du PC (condamné à mort en 1942 puis grâcié), Schimillum, ancien ouvrier de ateliers d’Oullins près de Lyon, Oved étudiant à Toulouse, et moi. Cette « présentation » a eu lieu dans une maison, sur une place de Meymac. Je n’étais guère « présentable » : j’avais lavé le matin ma seule paire de chaussettes et j’avais les pieds nus dans mes chaussures ...

Le colonel Rivier (de son vrai nom Rousselier), polytechnicien je crois, nous a reçus très cordialement. Nous nous méfiions un peu de lui, au début, et lui se demandait sans doute de quelle bande de brigands il avait hérité. Mais très vite les hésitations se sont dissipées et nous nous sommes bien entendus.

L’état-major était encore pratiquement inexistant ; il y avait un commandant de chasseurs alpins et un officier de marine mais ils sont très vite repartis. Et surtout il y avait une jeune femme responsable des courriers, Annick, polonaise d’origine si je me souviens bien. Avec deux ou trois autres jeunes femmes, elle transportait le courrier de l’état-major. La plupart des lignes de chemin de fer étaient coupées mais un train par jour circulait entre Eygurande-Merlines et Montluçon : on l’appelait « le train du maquis ». C’était ce train que les filles empruntaient pour gagner Lyon ou Clermont. Naturellement le risque était énorme car à Montluçon il y avait les Allemands, la police de Vichy, la Milice, et les contrôles étaient rigoureux.

J’ai perdu à ce moment le contact avec la plupart des camarades de Nontron. Quelques-uns cependant se trouvaient à l’état-major FTP, dont Raoul Calas, plus tard député de l’Hérault. L’état-major FTP était bien mieux organisé que celui des FFI, car les FTP avaient une longue expérience de la clandestinité. Ils étaient installés dans un bois près du village de Lamazière-Basse (pas très loin de Neuvic d’Ussel) et soigneusement camouflés. J’y suis allé à plusieurs reprises.

Chaintron nous avait quittés : il était parti à bicyclette avec Rivière pour retrouver Guingouin dans la Haute-Vienne. Chaintron est devenu le commandant Jean-François, « commissaire aux effectifs » des FTP de la Haute-Vienne - « commissaire aux effectifs » cela signifiait en réalité commissaire politique, mais c’était moins « subversif » aux yeux des militaires de carrière.

Nous étions arrivés à Meymac le 9 juillet et naturellement une cérémonie a été organisée pour le 14 juillet. C’était cependant très risqué car les Allemands occupaient toujours la sous-préfecture, Ussel, à 17 kilomètres de là. Ils ont évidemment été prévenus et sont venus aussitôt.

J’étais à l’état-major FTP ce jour-là et je n’ai eu que des récits assez vagues. - En tout cas il a fallu déménager l’état-major FFI (que j’avais rejoint) dans le petit village d’Alleyrat, à quelques kilomètres seulement. Nous y sommes arrivés le soir et nous avons tous couché dans une grange, le colonel Rivier, le commandant de chasseurs, Bourdeau, Oved et moi.

Nous avons été réveillés par un coup de fusil suivi d’une rafale de fusil-mitrailleur. Nous n’avions pas de fusil-mitrailleur : donc tout était clair. Nous avons pris la poudre d’escampette en vitesse, moi le dernier : j’avais enlevé mes souliers pour dormir et je n’arrivais pas à les retrouver dans le foin. C’était pourtant le moment de se dépêcher, la mitraillade continuait. Le groupe de protection cherchait à retarder les Allemands. Enfin sorti de cette grange, j’ai remonté le long d’un champ bordé de pruniers ; brusquement j’ai vu plusieurs pruniers se coucher. Sur le moment je n’ai pas compris ce qui se passait ; en fait les Allemands nous tiraient dessus. J’ai rejoint les camarades et nous nous sommes enfoncés dans les bois, heureusement tout proches. Il semble que les Allemands ne nous aient pas poursuivis ; ils craignaient les bois, où une surprise est toujours possible. Nous avons marché plusieurs heures et sommes ressortis des bois, je ne sais pas à quel endroit, d’autant plus que je n’avais pas de carte. Finalement le colonel Rivier a établi son P.C. dans un hameau dont le nom m’échappe et il y est resté jusqu’à la libération de Limoges, qui a été, je crois, le 22 août.

Dans cet intervalle entre le 14 juillet et le 22 août il y a eu plusieurs événements notables, dont je me souviens très bien mais que je suis incapable de dater plus précisément.

La Corrèze a reçu une « mission interalliée ». Des missions de ce genre ont été parachutées à cette époque dans les départements de la région. Elles portaient toutes des noms de tisanes. En Corrèze nous avons reçu la Mission Tilleul. Elle avait d’abord été parachutée dans la Creuse, près de Guéret, car le bruit avait couru que la mission précédente avait été anéantie. Heureusement les officiers parachutés avaient échappé en pleine nuit à la police de Vichy ou à la Gestapo et donc la Mission Tilleul a été envoyée en Corrèze. C’est moi qui ai été chargé de la recevoir à Meymac. La mission se composait de trois hommes, un commandant français, un officier anglais de l’Intelligence Service - un homme très remarquable et qui parlait le français sans accent - et un opérateur radio qui ne parlait pas français et n’ouvrait pas la bouche. Le Français et l’officier anglais étaient époustouflés : « Nous venons de faire 50 kilomètres en voiture avec le drapeau tricolore déployé, sans rencontrer un seul Allemand ni un seul milicien : si on racontait ça à Londres, personne ne le croirait. » Je leur ai dit que la région était pratiquement libérée, à part les grandes villes.

Comme j’en avais reçu l’ordre, je les ai amenés à l’état-major FTP où ils ont été reçus à bras ouverts.

Il y avait là « Kléber », un instituteur, responsable des FTP de la Haute-Corrèze, qui s’était conduit de façon extrêmement brillante - et qui a été tué peu après. Il portait comme décoration une étoile rouge et cette étoile avait l’air d’intéresser vivement les membres de la mission.

On leur a demandé ce qu’ils voulaient faire et ils ont dit : « Nous sommes chargés de vérifier l’état des principaux équipements industriels du département et, en Corrèze, c’est le barrage de Marèges. » C’est à moi qu’est revenue la tâche bien facile de les conduire à Marèges. Nous avons été accueillis par le chef de poste de la Compagnie d’électricité qui nous a dit : « Tout va bien, les Allemands sont partis ; ce n’étaient d’ailleurs pas des hommes très combatifs, ils étaient âgés et pas du tout disposés à se faire tuer inutilement. Les installations sont en parfait état et nous pourrions fournir du courant... mais toutes les lignes sont coupées. »

Quelque temps après, un matin, le colonel Rivier me dit : « Balle, vous m’accompagnerez ; nous allons près de Neuvic. » Nous nous sommes donc rendus, tout près de Neuvic, dans un pré où s’est tenue une très curieuse réunion d’état-major. Sont arrivés des responsables du MUR, les Mouvements Unis de Résistance, et un officier qui représentait l’ORA, « Organisation de Résistance de l’Armée » regroupant des officiers de carrière. Cet officier demandait pour l’ORA une place dans l’état-major FFI en formation. Le colonel a répondu très sèchement que l’ORA n’avait eu aucune activité dans la région de Limoges et qu’il était exclu qu’elle trouve une place dans l’état-major. Sur quoi l’officier en question a fait un demi-tour réglementaire qui aurait sûrement été très digne dans une caserne ou un salon mais qui était très comique dans ce pré, au milieu des vaches.

En sortant de là le colonel m’a dit : « Balle, nous allons nous arrêter à Neuvic où on vous remettra des sacs. Ils contiennent 20 millions destinés à l’Etat-major, vous en serez responsable. » On m’a donc remis cinq sacs tout neufs, soigneusement fermés et portant l’étiquette de la Banque de France à Chamalières. Ils faisaient partie, m’a-t-on dit, d’un envoi destiné à la Kommandantur de Bordeaux, au titre de l’indemnité journalière versée par la France à l’Allemagne, qui avait été intercepté par le maquis entre Périgueux et Bordeaux.

Cet argent m’a causé bien des soucis car je n’avais ni coffre-fort ni banque à ma disposition. Je me suis alors souvenu, d’après Edgar Poe, que, si vous voulez cacher quelque chose, il faut le dissimuler très soigneusement - ou au contraire l’exposer aux yeux de tous. Toute solution intermédiaire est mauvaise.

Le groupe de protection de l’état-major était constitué de FTP, 8 ou 10 garçons d’une vingtaine d’années, très sympathiques et braves. Nous campions dans une grange. J’ai rassemblé tout le monde, mis les sacs sur le haut du tas de foin et je leur ai dit : « Ces sacs sont pleins d’un argent qui appartient aux FFI. Nous en sommes tous responsables. S’il manque un billet, nous sommes déshonorés. Vous voyez où ils sont : nous sommes tous leurs gardiens. »

Tout s’est bien passé, mais quand nous sommes arrivés à Limoges, une des premières choses que j’ai faites c’est d’aller déposer cet argent à l’abri dans une banque. Jusqu’alors je n’avais dépensé qu’un peu d’argent pour la nourriture et environ 1 million pour différents groupes du maquis. A Limoges, j’ai remis 3 millions à un courrier, pour le colonel Bernard à Montmorillon. Quand j’ai quitté l’Etat-major, j’ai laissé une quinzaine de millions à mon successeur. J’avais aussi remis (toujours sur ordre du colonel, bien sûr) 2 millions à Annick qui devait aller à Clermont où l’on croyait, à tort, qu’André Malraux était prisonnier : elle devait le faire évader et, le cas échéant, corrompre les gardiens. En fait Malraux n’était pas à Clermont mais à la prison St-Michel de Toulouse, comme il le raconte dans ses Mémoires.

Après mon départ de Limoges, un représentant de la Banque de France a fait le tour des unités militaires de la région et a récupéré les sommes qui restaient. En ce qui nous concernait, il n’y a eu aucune difficulté et on a pu présenter une justification sérieuse de toutes les dépenses qui avaient été faites.

Vers le 15 août il y a eu un événement surprenant : un paysan est venu nous prévenir qu’un Allemand se promenait dans les bois...! Naturellement nous avons été très surpris ; nous nous sommes dit qu’il avait le goût du suicide et nous avons envoyé une patrouille de 4 hommes, commandée par Oved, cet étudiant de Toulouse, évadé lui aussi de Nontron, un garçon extrêmement sympathique et agréable.

Une ou deux heures plus tard, ils sont revenus parlant amicalement avec le prétendu Allemand, qui était en réalité russe, ou plutôt un Tatar de la Volga. Il est resté plusieurs jours avec nous et j’ai pu parler un peu avec lui, en allemand. Il était étudiant vétérinaire à Saratov, sur la Volga, il avait été fait prisonnier et envoyé dans un camp. « On ne nous nourrissait presque pas et les hommes mouraient comme des mouches. » Les Allemands avaient séparé les Russes des « minorités » et en particulier les Tatars avaient été mis dans un camp spécial.

Un jour on leur a donné une nourriture convenable, c’était pour eux un bouleversement total - cela a duré 3 jours. Au bout de ces 3 jours, on les a rassemblés ; des officiers allemands sont venus et leur ont dit : « Si vous vous engagez dans l’armée allemande, vous mangerez tous les jours comme cela. Qui n’est pas volontaire ? » Plusieurs sont sortis des rangs et ont dit : « Nous. Nous ne sommes pas volontaires. » Les Allemands les ont abattus sur le champ et ont répété : « Qui n’est pas volontaire ? » Alors tout le monde a été « volontaire » et les Allemands ont formé, je crois, deux « Légions Tatares ». Ils ne les ont pas employées contre des troupes régulières mais ils les ont utilisées dans des régions où il y avait des maquis, en particulier en France, dans le Massif Central. Une légion tatare a traversé le Puy-de-Dôme, la Corrèze, la Creuse, en répandant partout la terreur.

Ils étaient passés par Meymac et certains d’entre eux avaient pu prendre contact avec des Français. Ils avaient dit : « Si nous repassons par Meymac, nous essayerons de déserter. » Et en effet ils étaient repassés par Meymac et 70 d’entre eux , m’a-t-on dit, avaient profité de la nuit pour déserter. Mon étudiant vétérinaire, dont j’ai toujours ignoré le nom (d’ailleurs dans le maquis personne ne portait son vrai nom), s’était perdu et avait atterri près de nous. Il était avec nous depuis 4 ou 5 jours quand un violent combat a éclaté dans la petite ville d’Egletons.

Un bataillon des services de sécurité allemands, venant de Toulouse par la RN 20, avait bifurqué à Brive en direction de Tulle et de Clermont. A partir de Brive les Allemands ont été sans cesse accrochés. Le maquis n’attaquait pas en force, il était trop inférieur en armement, en effectifs et en organisation, mais brusquement des mitraillettes, embusquées à quelques centaines de mètres, ouvraient le feu, visant spécialement les tuyauteries des camions à gazogène qui étaient évidemment très vulnérables. Les Allemands s’arrêtaient, s’avançaient en direction du lieu d’où étaient partis les coups de feu, mais ne trouvaient rien. Ils se vengeaient souvent en mettant le feu à une ferme, puis repartaient et cela recommençait. Ils sont allés ainsi jusqu’à Egletons, puis ils en ont eu assez et se sont enfermés dans une grande bâtisse, l’Ecole Nationale Professionnelle du Bâtiment.

Tous les maquis du voisinage sont venus pour faire le siège de l’Ecole. Mais ils n’avaient comme armes que des mitraillettes parachutées par les Alliés. Nous en avions vu pour la première fois en sortant de prison ; parmi nous il y avait deux ouvriers de la Manufacture d’Armes de St-Etienne, des gens qui savaient ce que c’était qu’un fusil. Ils maniaient ces engins avec mépris ; ils me disaient « regarde-moi ça ! c’est des boîtes de conserve, avec ça tu ne feras de mal à personne ». Contre les solides murailles de l’Ecole du Bâtiment c’était totalement inefficace. Si seulement nous avions eu des mortiers ! On a essayé, sans succès, de passer par les égouts.

Quand ces nouvelles nous sont parvenues, nous n’étions qu’à quelques kilomètres d’Egletons et tous les gars du groupe de protection de l’état-major ont voulu y aller. C’est moi qui ai discuté avec eux. Ils me disaient : « Les copains se font tuer à Egletons ; nous voulons y être aussi. » Je leur répondais : « C’est très bien, c’est très courageux, mais il y a assez de monde là-bas. Ce n’est pas d’hommes qu’on a besoin, mais d’armes. Ici vous avez une tâche très importante : protéger un état-major. Vous n’avez pas le droit de l’abandonner. » Mais ces garçons étaient très jeunes, ils n’avaient jamais fait de service militaire et ignoraient la discipline.

Enfin on est parvenu à une transaction : la moitié du groupe est partie pour Egletons et notre étudiant vétérinaire est parti avec eux. Il m’a dit : « Je veux y aller ». Je lui ai répondu : « Vraiment ce n’est pas raisonnable : vous ne servirez à rien là-bas, tandis qu’ici vous pouvez nous être utile ; vous connaissez bien les armes allemandes et vous ferez l’instructeur. » - « Non, a-t-il répondu, vous ne vous rendez pas compte : j’ai porté l’uniforme allemand. Si je rentre en Russie maintenant, les camarades ne me le pardonneront pas. Ma seule chance c’est d’essayer de me racheter. » Finalement il a bien fallu céder. Ils sont partis, lui et 3 ou 4 jeunes.

Le radio de la mission Tilleul appelait Londres et demandait une intervention de l’aviation, mais sans aucun résultat. En revanche les avions allemands, eux, sont venus et ont lâché quelques bombes sur les maquisards. L’une d’elles, m’a-t-on dit, est tombée à l’entrée d’Egletons sur le camion qui transportait nos camarades et trois d’entre eux, dont ce jeune Tatar, ont été tués.

J’ai pensé quelquefois, quand j’ai appris comment les ex-prisonniers de guerre avaient été traités à leur retour en URSS, que c’était peut-être la moins mauvaise solution pour ce pauvre camarade.
A la suite sans doute de ce bombardement, les Allemands sont parvenus à forcer le siège et à s’échapper en direction d’Ussel et de Clermont.

Limoges libérée - L’Etat-major FFI - Radio-Limoges

J’étais à ce moment à l’état-major FTP, en bordure d’un bois, avec Raoul Calas, qui s’appelait le colonel Roy, et nous entendions au loin le bruit des camions allemands sur la RN 89. C’est alors que Calas a reçu un courrier qui nous a appris que Limoges était libérée, ou se libérait. Raoul m’a dit : « Qn y va ! » Et nous sommes partis à 4 ou 5, en auto, par Bugeat et Eymoutiers. On s’est arrêté à Eymoutiers et Calas a acheté une chose extraordinaire : du pain blanc ! En Corrèze, le pain était un mélange de farines de blé et de seigle. Revoir du pain blanc, c’était vraiment une surprise.

Nous sommes arrivés à Limoges. La ville était comme une ruche renversée, tous les habitants dans la rue. On entendait au loin des coups de fusil : c’était des miliciens qui s’étaient retranchés dans le lycée Gay-Lussac et qui tiraient, sans espoir d’ailleurs de s’en sortir. Je suis allé au siège de l’Etat-Major de la 12e Région militaire, place Jourdan, où j’ai retrouvé le colonel Rivier et tous les membres de l’état-major qui arrivaient, et j’ai été chargé de les installer, ce qui n’était pas une petite affaire : les Allemands étaient partis en laissant naturellement le plus grand désordre.

Peu de jours après, le colonel Rivier m’a demandé de me charger de la propagande. Je me suis donc intéressé au poste de Radio-Limoges. L’émetteur se trouvait à Nieul, je crois, sur la route de Poitiers, mais la station d’enregistrement se trouvait en ville. J’essaie de retrouver le nom du chef de station, un homme très sympathique. Il me dit que l’émetteur était en parfait état. J’ai été assez étonné : je pensais que les Allemands avaient tout détruit avant de partir. C’est bien ce qu’ils avaient fait : ils avaient envahi la station et cassé toutes les lampes à coups de crosse. Mais les techniciens français avaient prévu la chose : ils avaient démonté les lampes et les avaientremplacéespardevieilleslampes,si bien que les Allemands avaient détruit du matériel déjà usé. Après leur départ il avait suffi de remonter les lampes et le poste marchait - c’était même un des seuls dans ce cas dans le centre de la France.

Grâces soient rendues au patriotisme et au courage des techniciens de Radio-Limoges qui avaient ainsi sauvé leur station, non sans risques.

Je me souviens de mon émotion, six mois ou un an plus tard, quand quelqu’un, à Paris, (c’était peut-être Jean Roire) m’a dit : « A Alger on vous entendait parfaitement ; on se précipitait, on buvait vos paroles : on avait si peu de nouvelles de France » .

A partir de la Libération j’ai fait tous les jours, matin et soir, pendant trois mois une émission qui s’intitulait « Emission FFI ». Je regrette bien que ces émissions n’aient pas pu être enregistrées : on n’avait pas de disques. J’étais obligé chaque fois de parler en direct et d’aller à la station deux fois par jour pour répéter le même texte.

Le texte de ces émissions a été en partie utilisé, après mon départ de Limoges, pour rédiger une petit fascicule historique intitulé « R 5 » (numéro qui correspondait à la Région militaire de Limoges).

J’ai interviewé, par exemple, « le Chinois », un ouvrier de Renault-Billancourt (qui n’était d’ailleurs nullement chinois), spécialisé dans le sabotage des voies ferrées. Il avait fait sauter un train de permissionnaires allemands entre Limoges et Périgueux. Le train a déraillé et les maquisards, postés des deux côtés de la voie, l’ont attaqué. « Je suis monté, disait-il, dans un wagon de 1ère, un wagon d’officiers. Par les portes des compartiments ils tiraient au revolver dans le couloir. Des mitrailleuses, installées sur un wagon à l’arrière du train, tiraient sur les maquisards et ont rendu le combat très difficile, mais finalement nous l’avons emporté. »

J’ai interviewé aussi à la Radio un officier de l’« Armée secrète » qui avait été fusillé au nord de Lyon. Il avait été arrêté par les Allemands et enfermé à la prison de Montluc. Un matin on les a emmenés (une vingtaine) dans une carrière et on les a fusillés. « Je suis tombé, me dit-il, j’avais une balle dans le bras mais j’étais vivant. Des morts sont tombés sur moi et j’ai été couvert de leur sang. A ce moment j’ai entendu les coups de grâce ; un officier s’est approché, a tiré sur le corps qui me recouvrait, mais je n’ai rien eu. Les Allemands sont partis, je me suis dégagé, je suis parti à travers la campagne et je suis arrivé dans une cour de ferme. La fermière, en me voyant, a hurlé : le sang dégoulinait de partout, le mien et celui des autres. C’était une brave femme : on m’a couché et on a prévenu la Résistance. »

Il avait été opéré clandestinement et, par mesure de sécurité, avait été changé de région et envoyé dans la Haute-Vienne où il avait encore échappé de peu à la mort : en voiture, près de Bellac, il était tombé sur un convoi allemand qui allait vers Poitiers et s’en était sorti par miracle.

J’ai assuré ces émissions jusqu’en novembre, et puis j’ai fait une grosse bêtise que je me reproche encore maintenant. J’avais reçu des lettres de combattants du front de l’Atlantique (de St-Nazaire, de Royan) qui se plaignaient des conditions, il est vrai scandaleuses, dans lesquelles ils se battaient : armement dérisoire, ravitaillement insuffisant, presque pas d’uniformes... J’ai été extrêmement irréfléchi : j’en ai fait état à Radio-Limoges. Evidemment le Ministère de l’Information ne voyait pas d’un bon oeil ces émissions FFI. Elles ont été supprimées dans les 48 heures ! En fait les autorités n’attendaient qu’un prétexte et je leur en ai fourni un en or : on m’a accusé de démoraliser la troupe... J’avais été très maladroit.

Décembre 44 - avril 45 - A la préfecture de la Haute-Vienne

A la même époque on m’a fait passer un examen médical. J’avais eu une tuberculose dans l’enfance et la prison n’avait rien arrangé. Le médecin militaire m’a dit : « Vous avez eu une drôle d’idée d’aller vous battre avec des poumons dans cet état ! »

J’ai donc été réformé en décembre 1944 et Chaintron m’a pris à son cabinet, à la Préfecture de la Haute-Vienne. C’est quelques jours après la libération de Limoges que sa nomination comme préfet était intervenue. Le hasard a fait que j’étais à l’Etat-Major, dans le bureau de Chaintron, avec Calas, Guingouin et deux ou trois autres, quand il a reçu le courrier lui annonçant que le Comité de Libération de la Zone Sud, dont le siège était à Lyon, avait fait des nominations de préfets. Plusieurs préfectures devaient être attribuées à des résistants communistes : Monjauvis était nommé dans le département de la Loire et, dans le Limousin et le Périgord, trois préfectures devaient revenir à des communistes : la Haute-Vienne à Chaintron, la Dordogne à Raoul Calas et la Corrèze à Victor Joannès. Ce dernier n’était pas à Limoges. Peut-être a-t-il refusé, ou bien quelqu’un d’autre aura été nommé à sa place ; en tout cas cela ne s’est pas réalisé.

En ce qui concerne Calas, il a eu une réaction violente : « J’ai toujours été un militant discipliné, disait-il, mais là, préfet, non, ce n’est pas possible ! » Chaintron et Guingouin ont discuté un moment avec lui, sans parvenir à le convaincre. D’ailleurs je ne crois pas, de toutes façons, que cela aurait été possible car le Comité de Libération de la Dordogne avait déjà mis en place un préfet. Quelques jours plus tard Calas est parti pour retourner à Sète, d’où il était originaire. Je ne l’ai revu que bien plus tard. En tout cas il avait refusé et était sorti de la pièce.

C’est alors que Chaintron avait dit : « Et si on essayait ? ». C’est comme cela qu’il y a eu deux préfets communistes à la Libération, Monjauvis à St-Etienne et Chaintron à Limoges. Et en décembre, quand j’ai été réformé, Jean m’a dit : « Viens avec moi, tu seras mon attaché de cabinet. »

Je suis resté avec lui à la Préfecture de la Haute-Vienne jusqu’en avril 1945. De cette période je garde quelques souvenirs curieux, cela va sans dire. Par exemple les mésaventures d’un camarade médecin, interdit d’exercer parce que juif, et qui avait été, dans le maquis, un auxiliaire dévoué et courageux. Dès la libération de Limoges, il était allé demander au président de l’Ordre des Médecins de la Haute-Vienne l’autorisation de rouvrir son cabinet. Autorisation qui lui avait été refusée. Bouleversé, il est venu me voir à la préfecture. J’ai aussitôt téléphoné à ce président de l’Ordre des médecins, qui m’a confirmé son opposition à l’installation d’un médecin juif. J’ai raccroché et suis passé dans le bureau de Chaintron pour le mettre au courant. « Tu diras à ce « monsieur » que toute la législation raciste de Vichy a été annulée par le Gouvernement provisoire de la République française et tu lui demanderas s’il maintient son opposition. » J’ai donc rappelé le « monsieur » en question, mais j’avais à peine commencé à parler qu’il m’a coupé la parole, me disant qu’il avait fait une « erreur » ; il avait mal compris, notre ami n’avait qu’à revenir le voir et les formalités nécessaires seraient immédiatement accomplies. C’est en effet ce qui s’est passé, mais j’aurais été curieux de savoir qui avait convaincu « le président » de corriger si rapidement son « erreur ».

En septembre 44 j’avais eu une grande joie : Colette était venue me rejoindre à Limoges. Elle avait été arrêtée le 4 mai 44, à Paris cette fois, et par la Gestapo. Avant d’être libéré de la prison de Nontron le 10 juin, j’avais reçu deux lettres : l’une m’annonçait l’arrestation de ma grand-mère, Louise Richard-Bloch, l’autre l’arrestation de Colette. Je me suis dit : je ne les reverrai ni l’une, ni l’autre. Cela s’est avéré exact pour ma grand-mère, Louise Richard-Bloch, morte à Auschwitz, mais Colette, grâce à un concours de circonstances stupéfiant, a échappé à la déportation alors qu’elle était déjà, en gare de Pantin, dans le dernier train en partance pour Ravensbrück, le 15 août 1944. (Voir son récit. )

Début 1945 j’ai accompagné Chaintron à Rochechouart où nous avons été reçus par le sous-préfet qui a fait un exposé très précis et détaillé sur le massacre d’Oradour. En un sens, ce n’était pas nécessaire car, ausitôt après le massacre, il avait envoyé un rapport remarquable à la préfecture. En particulier, il y disait nettement qu’il n’y avait eu aucune attaque récente contre les troupes allemandes à proximité d’Oradour : on se souvient peut-être que certains défenseurs des nazis ont prétendu que ce massacre avait eu lieu « en représailles » d’une attaque du maquis et devait par conséquent être considéré comme un « fait de guerre ». Cette interprétation - qui se veut une « justification » au moins partielle - est en contradiction absolue avec les faits.

En avril 1945 Gaston Monmousseau est venu à Limoges et a tenu la première réunion du Parti communiste depuis 1939, devant une salle pleine et enthousiaste. On imagine l’émotion : tant de souffrances, de dangers, tant de morts aussi.

Après la réunion il est venu à la Préfecture et c’est alors qu’il m’a dit que le Parti me demandait de « monter » à Paris pour entrer au cabinet de François Billoux, ministre de la Santé. Ma première réaction a été de refuser. D’une part je ne voulais pas quitter Chaintron, d’autre part la qualité de membre d’un cabinet ministériel ne représentait pas, pour un communiste, une référence particulièrement enviable. Monmousseau est resté trois jours à Limoges et nous avons discuté pendant trois jours.

Finalement il m’a dit : « Jean et toi vous m’ennuyez. Ta famille, ta fiancée sont à Paris. Rien ne t’attache spécialement à Limoges. Si tu viens à Paris tu rendras service, tu seras utile. Tu n’as aucune raison de refuser. » J’ai reconnu que c’était vrai et je me suis décidé à accepter. Quelques jours plus tard je suis parti pour Paris et je suis devenu chef-adjoint du cabinet du ministre de la Santé, puis, à l’été 1945, directeur du cabinet.

Les prisonniers « politiques » de Nontron, monnaie d’échange ?

A l’issue de ce récit autobiographique, une question s’impose : comment se fait-il que j’aie passé trois ans à la prison de Nontron (13 juin 1941 - 10 juin 1944) sans être ni déporté , ni pris comme otage ?

Chaintron s’était déjà posé la question. Dans le livre de souvenirs qui a été publié après sa mort (Jean Chaintron, Le vent soufflait devant ma porte, Editions du Seuil, 1993), il parle de moi, avec la gentillesse et l’amitié qui le caractérisaient, puis ajoute (page 239) : « C’était le fils de l’écrivain Jean-Richard Bloch qui chaque jour parlait à Radio-Moscou, comme Maurice Schumann le faisait à la radio de Londres. On peut se demander pourquoi une telle notoriété, outre sa qualité de juif, ne l’a pas désigné comme otage à fusiller. Si plusieurs d’entre nous qui étaient dans ce cas furent épargnés, c’est probablement qu’il y avait dans l’armée, la justice, l’administration dont nous dépendions, quelques refus de zèle répressif qui s’apparentaient à ceux de la Résistance. A tous ceux qui ont agi ainsi j’exprime ici ma grande estime, et d’autant plus qu’ils ne s’en sont jamais vantés. »

C’est une hypothèse possible, mais je la crois très peu vraisemblable. On ne comprendrait pas, en effet, que les responsables ne se soient pas fait connaître, à la Libération ou plus tard, qu’ils n’aient jamais revendiqué le mérite d’avoir sauvé la vie de patriotes emprisonnés.

Il y a une autre hypothèse, moins vertueuse mais beaucoup plus crédible : c’est qu’on nous ait gardés comme pouvant servir éventuellement de monnaie d’échange. A partir de la fin de 1942 et surtout du début de 1943, après Stalingrad, beaucoup de gens, à Vichy ou ailleurs, se sont rendu compte que la défaite allemande était certaine. Mais on ne savait pas du tout comment la débâcle se produirait. Certains ont pensé peut-être que nous pourrions être utilisés comme boucliers lors d’une « épuration » qu’ils imaginaient sans doute à la mesure des exactions commises.

Les Allemands, dans le même esprit mais à un niveau plus élevé dans la hiérarchie politique, ont gardé en vie des personnalités comme Léon Blum et Edouard Herriot.

A Nontron il n’y avait personne de cette importance parmi les détenus mais cinq d’entre eux sont devenus par la suite députés, tous les cinq communistes : Jean Chaintron, préfet, puis sénateur de la Seine ; Raoul Calas, député de l’Hérault ; Gabriel Roucaute, maire d’Alès, député du Gard ; Yves Péron, député de la Dordogne ; Adrien Renard, député de l’Aisne.

Si on se rappelle par ailleurs que la prison de Nontron avait reçu, à partir de 1942, des espions qui avaient travaillé pour les services allemands (et que la Gestapo avait libérés en mars 1944), on voit que Nontron possédait un assortiment étonnant de détenus d’opinions les plus diverses, et qui pouvaient être utiles dans des circonstances variées.

Michel BLOCH est décédé le 31.12.2000