Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Gilbert Achcar :
Les Arabes et la Shoah
La guerre israélo-arabe des récits
Article mis en ligne le 17 mai 2011
dernière modification le 14 septembre 2017

par Laurent Bloch

Gilbert Achcar est un universitaire et chercheur franco-libanais. Après avoir été professeur à l’Université Paris 8 et au centre Marc Bloch de Berlin, il enseigne désormais à la School of Oriental and African Studies de London University.

Le livre dont il est question ici décrit et analyse les attitudes arabes à l’égard de la persécution des Juifs par les nazis en Allemagne. Il est divisé en deux périodes, séparées par la date de la création de l’état d’Israël en 1948. La première période commence largement avant l’arrivée des nazis au pouvoir, en fait l’auteur y décrit les réactions arabes aux débuts de l’immigration juive en Palestine sous l’impulsion du mouvement sioniste. Cette première partie est plus détaillée que la seconde, ce qui est judicieux, d’une part parce qu’elle est beaucoup moins bien connue, d’autre part parce que le volume des sources disponibles pour l’époque postérieure à 1948 est tel que leur recension demanderait une dizaine de tomes au bas mot.

Sur un sujet propice aux polémiques, voire aux invectives, le livre de Gilbert Achcar est un travail universitaire scrupuleux et équilibré, assis sur une érudition et une documentation sans failles. Tout d’abord, puisque l’arabe est sa langue maternelle, il a accès directement aux textes écrits dans cette langue, ce qui le distingue de nombreux auteurs qui n’hésitent pas à faire des analyses très polémiques à partir de traductions parfois douteuses ou partielles, voire de sources de seconde main.

Réfutation d’opinions sommaires

Gilbert Achcar s’attache à réfuter deux opinions qui, pour être caricaturales, n’en sont pas moins assez prégnantes, chacune pour son public. Pour une certaine opinion pro-israélienne, encouragée en ce sens par une littérature à laquelle de grands noms de l’orientalisme comme Bernard Lewis n’ont pas hésité à contribuer, « les Arabes » auraient été pleins de sympathie pour le nazisme, dans lequel ils auraient vu « l’ennemi de leur ennemi » ; le symbole de cette attitude serait le grand Mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, dont la photo de la poignée de main à Hitler illustre la couverture de tous les livres de bibliothèque de gare ou d’aéroport sur le sujet. Pour une certaine opinion arabe, « les Juifs » auraient tendance à exagérer, voire à inventer, les horreurs de la Shoah afin d’en tirer un bénéfice idéologique pour le soutien à la politique israélienne.

L’auteur commence par expliquer que « les Arabes » ou « les Juifs » n’existent pas, mais qu’il y a chez les uns comme chez les autres une grande diversité de pratiques et d’attitudes, malgré qu’en aient politiciens et idéologues qui prétendent parler en leur nom et qui postulent une unanimité d’autant plus inexistante que souvent proclamée.

C’est la première partie du livre qui m’a le plus passionné, non qu’elle soit supérieure à la seconde, mais parce que si j’avais quelques connaissances du paysage intellectuel et idéologique du monde arabe des années 1960-1970, j’ignorais à peu près tout de la période précédente, dont Gilbert Achcar trace un tableau coloré et animé. Il distingue parmi les intellectuels et les politiciens de cette période quatre grands courants : les occidentalistes libéraux, autour des revues égyptiennes Al-Risâla, Al-Hilâl et Rose al-Yûsuf ; les marxistes comme le Palestinien Najâti Sidqi ou les Égyptiens Georges Henein, Lotfallah Soliman et Rifat al-Saîd, les deux premiers plutôt trostkystes et le troisième orthodoxe pro-soviétique ; les nationalistes, ce qui va du parti Baath aux Phalanges libanaises en passant par Jeune Égypte et le Parti syrien nationaliste social ; les panislamistes réactionnaires et intégristes, dont les principales figures sont Rachid Rida, son disciple tristement célèbre Amin al-Husseini et Izz-ul-Dîn al-Qassâm, qui a donné leur nom aux missiles du Hamas dans la bande de Gaza, sans oublier les Frères musulmans égyptiens et leur fondateur Hassan al-Bannâ. Cette seule liste de noms suffit à suggérer au sein même de chacun de ces courants la plus grande hétérogénéité, dont Achcar nous donne un tableau synthétique. {{{Le temps de la Shoah}}} Tout au long des années 1930, dans les pays arabes, comme en Europe, dans le reste du monde et d'ailleurs aussi parmi les Juifs, les mouvements nazi et fasciste ont exercé leur pouvoir de séduction, auquel certains ont succombé. Si les adeptes de l'occidentalisme libéral et du marxisme, ainsi que les fondateurs du parti Baath, ont dans l'ensemble été immunisés, il n'en fut pas de même de Jeune Égypte, du Parti syrien nationaliste social et des Phalanges. Y eut-il des manifestations d'antisémitisme ? La question est complexe. L'antisémitisme au sens strict était un produit d'importation européenne, qui pouvait se greffer sur un anti-judaïsme religieux. À partir de l'essor de l'immigration juive en Palestine sous l'égide des organisations sionistes, se développa un mouvement arabe d'opposition et de résistance, qui était bien sûr amené à s'opposer aux Juifs, ce qui permet aux auteurs pro-sionistes de lui attribuer des positions antisémites qu'il n'avait pas. En fait, si l'on dresse le bilan, le soutien aux nazis et les positions antisémites existèrent mais furent très minoritaires, avec notamment Rachid Rida et Amin al-Husseini, dont l'auteur examine le cas de façon détaillée. Si l'antisémitisme proclamé d'Amin al-Husseini est indéniable, sa sympathie pour le nazisme resta toujours limitée par ses convictions religieuses, et rien ne permet de suivre certains auteurs israéliens qui affirment sans guère de preuves qu'il aurait participé personnellement au génocide des Juifs. Une analyse particulière est réservée au pogrom de juin 1941 à Bagdad, le {Farhûd}, survenu à la suite du renversement par l'armée britannique du gouvernement du premier ministre  nationaliste RachidAli al-Gaylâni.

Le temps de la Nakba

Après la Shoah vint la Nakba, c’est-à-dire la défaite arabe, la création de l’État d’Israël et l’exode de centaines de milliers de Palestiniens, ce qui modifia radicalement le paysage politique et idéologique du monde arabe. Les dirigeants politiques impliqués dans la défaite arabe furent déconsidérés, ce qui ouvrit la voie à la prise du pouvoir par des militaires nationalistes en Égypte, mouvement bientôt imité en Syrie et en Irak. Dans cette seconde époque Gilbert Achcar distingue trois périodes : les années Nasser de 1948 à 1967, les années OLP jusqu’en 1988, les années des résistances islamiques jusqu’à nos jours.

Gilbert Achcar consacre une vingtaine de pages à laver Gamal Abdel-Nasser de l’accusation d’antisémitisme et d’avoir voulu « jeter les Juifs à la mer ». Comme le fondateur du Baath Michel Aflaq, Nasser était un nationaliste laïc et universaliste exempt de racisme, même si les adversaires qu’il avait en face de lui étaient juifs. En fait, il en voulait beaucoup plus à l’Angleterre qu’à Israël. Des officiers libres qui prirent le pouvoir au Caire en 1952, seul Anwar al-Sadat semble avoir eu pendant une brève période de véritables penchants pour les nazis. Si l’on peut relever ici ou là dans les propos de Nasser des écarts de langage, ils relèvent soit de l’ignorance et du provincialisme culturel, soit de l’emportement contre un adversaire avec qui il était quand même en guerre, et pas du tout d’une idéologie antisémite consistante, qui n’existait pas chez lui.

L’idée centrale des nationalistes arabes de cette époque n’est pas dépourvue de bon sens : certes, la Shoah a été un crime épouvantable qui a infligé des souffrances terribles aux Juifs, qui ont droit à des compensations, mais il n’y a aucune raison pour que les Palestiniens, qui ne sont pas les coupables, en supportent le prix. Notamment à partir du procès Eichmann à Jérusalem, les officiels israéliens n’ont cessé d’utiliser la mémoire de la Shoah pour faire taire en Occident toute critique à l’encontre de leur politique, ce qui n’a pas manqué de susciter la colère du monde arabe confronté à la question palestinienne avec son lot de souffrances des populations spoliées de leur terre natale. C’est ce que l’on nommera la politique « deux poids, deux mesures » adoptée par les pays occidentaux, selon laquelle les actions armées israéliennes seraient légitimes, et les actions palestiniennes illégitimes. Il ne faut en effet pas oublier que la population arabe palestinienne d’Israël, si elle posséde la nationalité israélienne, n’a accès qu’à un statut de citoyens de seconde zone privés de certains droits civiques (cf. sur ce même site un article à ce propos). Sans parler de la population des territoires occupés après 1967, qui vit depuis plus de quarante ans sous le statut de l’occupation militaire et des lois d’exception, ce qui jette quand même une ombre sévère sur le caractère démocratique de l’état d’Israël.

Les mêmes observations valent pour la période OLP : s’il est possible de relever dans les propos de tel ou tel dirigeant nationaliste des paroles condamnables, elles relèvent plutôt de la bêtise que du grand plan de génocide des Juifs décrit par maint auteur pro-israélien, mais qui n’a jamais existé. Il est par contre possible de recenser de nombreuses affirmations en sens inverse, voire de reconnaissances des souffrances juives pendant la Shoah, que les mêmes auteurs se gardent de signaler. Il en va de même de la tentative de Yasser Arafat pour visiter le Musée de l’Holocauste à Washington, tentative qui a échoué par la faute de l’administration du Musée. Yasser Arafat a néanmoins accompli un geste dans le même sens en allant visiter la maison d’Anne Frank à Amsterdam, visite largement passée sous silence dans la presse européenne.

Temps présents

De la période plus récente, Gilbert Achcar, qui écrivait avant le Printemps arabe de 2011, n’hésite pas à dire qu’elle fut marquée dans le monde arabe par une régression intellectuelle et sociale de grande ampleur, qui nous réserve de plus tristes constations sur le front idéologique. Alors que, malgré la situation de guerre, l’opinion arabe était restée remarquablement peu contaminée par les idées antisémites, depuis une quinzaine d’années les émisssions de télévision avec des professeurs d’université dissertant doctement du Protocole des Sages de Sion se multiplient, ce qui est surtout le symptôme d’une arriération culturelle et d’une ignorance effarantes.

Gilbert Achcar nous livre une analyse (pp. 373-383) de la littérature du Hezbollah, pour laquelle il s’appuie en outre sur le travail de la chercheuse Amal Saad-Ghorayeb : tous les poncifs les plus éculés de l’antisémitisme et du négationnisme européen sont bien là ; ainsi lorsqu’en février 2008 « l’ayatollah Muhammad Hussein Fadlallah écrivit au Premier ministre danois pour protester contre la republication par la presse danoise des caricatures du prophète Mahomet. Cette nouvelle publication était un geste de défi répondant à des menaces de mort proférées contre l’un des dessinateurs des caricatures. Dans sa lettre, l’ayatollah déclarait croire ... que “des milieux juifs manipulés par des services liés au sionisme mondial œuvrent en permanence pour compliquer les relations entre musulmans et chrétiens, et entre monde islamique et les États occidentaux”, sans même se rendre compte que cette façon d’essayer d’aguicher les “chrétiens” et les Occidentaux contre les “juifs” ne peut que susciter leur révulsion ». Bachar al-Assad avait entrepris une manœuvre de séduction du même type en direction du pape Jean-Paul II lors de sa visite en Syrie. Selon l’auteur, on trouve le même genre d’horreurs dans les textes du Hamas palestinien, mais cette dernière organisation serait susceptible d’évoluer vers des positions moins stupides, sous l’influence d’intellectuels en son sein ou dans son entourage, aptes à expliquer combien de telles positions sont nuisibles à la cause qu’elles croient défendre.

Cela dit, Gilbert Achcar nous invite à considérer que lorsqu’un Palestinien citoyen israélien, interrogé par un institut de sondage, répond qu’il ne sait rien de la Shoah, alors que de toute évidence il en sait beaucoup, ne serait-ce que parce qu’il l’a appris à l’école, il y a dans cette réponse une réaction excédée à l’oppression subie et justifiée au nom de la Shoah. Le programme des écoles arabes en Israël comporte en effet un enseignement de la Shoah. L’auteur note qu’il est difficile de demander aux instituteurs arabes d’enseigner ce programme sans évoquer la Nakba.

Pour terminer sur une note plus optimiste, Gilbert Achcar termine son livre par des références à des auteurs israéliens et juifs qui manifestent leur reconnaissance du préjudice et des souffrances subis par les Palestiniens, et à des auteurs palestiniens et arabes qui, tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich, ont exprimé leur empathie pour le sort des Juifs durant la Shoah. Les uns et les autres sont bien plus nombreux qu’on ne le croit, ils sont peut-être moins bruyants que les démagogues.

Je terminerai sur une critique, mais qui va plus à la maison Actes Sud qu’à l’auteur : un index et une chronologie auraient été vraiment utiles, ne serait-ce que pour aider le lecteur à garder le fil des aventures de tous les personnages du livre, souvent peu connus sous nos climats, et dont Gilbert Achcar dresse un tableau vivant et haut en couleurs. Bref, un livre à lire absolument.