Le livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle est à lire absolument, il éclaire bien des mystères du temps présent et laisse augurer d’un avenir pas très radieux, mais peut-être intelligible. En outre les explications sont claires et le texte bien écrit, d’où une lecture agréable, ce qui ne peut que la faciliter. Il s’agit d’une enquête colossale d’histoire économique sur deux siècles, qui revient sur bien des idées reçues, même si l’on n’est pas obligé de partager toutes les conclusions de l’auteur.
À traits grossiers, on dirait que dans un monde où le taux de croissance de la démographie et de l’économie oscille entre 1 et 2%, et où le rendement du capital est plutôt de l’ordre de 5%, les détenteurs initiaux du capital ne cessent de s’enrichir, et ceux qui n’ont rien continuent à ne rien avoir. Il en était ainsi dans la société antérieure à la première révolution industrielle, et il semble que le ralentissement actuel de la croissance (démographique et économique) nous y ramène, avec quelques nuances d’espoir introduites par l’auteur. De 1945 aux chocs pétroliers des années 1970 le monde des pays riches a vécu sous un régime où la croissance économique avait un rythme comparable au rendement du capital, ce qui procurait une dynamique comparable aux revenus du travail et à ceux de la rente : il se pourrait que cet épisode qui a engendré un optimisme égalitaire n’ait été qu’une parenthèse (pardon pour ce résumé très sommaire).
Ce qui nous a masqué cet état de fait (prééminence du capital et concentration de sa possession par les 2 ou 3% les plus riches de la population), c’est le gigantesque raz de marée des deux guerres mondiales du XXe siècle séparées par une crise économique sans précédent, cataclysme qui a englouti les trois quarts du capital européen et qui a été suivi d’une période de reprise qui a assuré jusqu’aux années 1980 un taux de croissance à peu près égal au rendement du capital. On a pu croire alors que c’en était fini de l’hégémonie du capital, et que le travail méritant permettrait d’atteindre la prospérité aussi sûrement que le capital hérité (précision importante : les augmentations de salaire ne sont solvables que si elles sont proportionnelles à la croissance de la productivité, sinon elles sont payées soit par la dévaluation, solution qui assèche l’investissement et donc la croissance future, et de toute façon fermée par l’euro, soit par la dette, c’est-à-dire par les générations futures ; insondable démagogie socialiste à ce propos). Mais un taux de croissance de 5% ou plus n’est pas vraisemblable à long terme, ce temps ne reviendra pas, et de ce fait le capital revient au premier plan. Thomas Piketty nous prévient que les romans de Balzac et de Jane Austen vont redevenir d’actualité, avec deux nuances. Première nuance : l’entre-deux guerres a vu naître une classe moyenne, les « 40% du milieu », entre les 50% d’en bas qui n’ont pratiquement rien et les 10% d’en haut qui jusqu’en 1914 avaient tout (surtout d’ailleurs les 1% de tout en haut), et qui aujourd’hui doivent partager (parcimonieusement) avec ceux du milieu (les 10% d’en haut ne possèdent plus que les 2/3 du capital, alors qu’en 1900 ils en possédaient les 9/10). Seconde nuance : la création, au début du XXe siècle (un peu avant en Allemagne), d’une fiscalité progressive sur le revenu et sur certains aspects du capital.
Thomas Piketty analyse fort bien les évolutions du capitalisme depuis 250 ans. Il néglige curieusement la révolution cyberindustrielle, qui joue pourtant un rôle crucial dans les phénomènes récents d’exacerbation capitalistique qui conduisent à des comportements prédateurs et peut-être même à une sorte de retour au féodalisme, analysés par l’Institut de l’Iconomie autour de Michel Volle. Il va jusqu’à écrire que les innovations techniques récentes auront moins d’effet sur l’économie que celles du début du XXe siècle, ce qui me semble friser la cécité. Dommage, cela ne retire rien à ses analyses mais il serait intéressant qu’il prenne la mesure des bouleversements profonds induits par l’informatisation dans l’économie mondiale, réorganisée autour de l’Internet. Seules survivront les entreprises qui auront su s’adapter à la révolution cyberindustrielle, et seuls resteront indépendants les pays qui auront de telles entreprises.
Avant de lire Piketty j’avais été brièvement introduit à ces idées à l’époque où je travaillais à l’Insee. Un jour, en bavardant avec un collègue comptable national [1] je comparais ma prospérité à celle de mon épicier (à l’époque j’étais en début de carrière pas très bien payé, et les commerçants étaient moins appauvris par les grandes surfaces et les réglementations de toutes sortes qu’aujourd’hui). Mon collègue me fit remarquer que si mon épicier était sans doute plus riche que moi en stock, j’étais probablement plus riche que lui en flux. Cette sagesse m’est restée à l’esprit.
Dans le monde ancien, essentiellement rural, le stock était bien plus important qu’aujourd’hui. Après la révolution française apparut une couche de petits paysans propriétaires, sans doute assez pauvres voire misérables les années de mauvaises récoltes, mais assurés de ne pas mourir de faim parce qu’ils étaient propriétaires de leur outil de production. Bon, c’était très variable selon les régions, et pour y voir plus clair il faut lire Paysans de l’Ouest de Paul Bois, un livre passionnant. Mais même si cette représentation n’est pas totalement conforme à la réalité, elle habite l’imaginaire d’un grand nombre de nos concitoyens. D’où l’idée que les riches « ont de l’argent », alors que ce qui est important ce n’est pas tant d’en avoir, mais d’en gagner. Même dans le monde agricole, le capital du paysan d’aujourd’hui n’est pas tant constitué de terres, qui ne représentent plus qu’une fraction infime du patrimoine national, que de bâtiments et de matériels agricoles, pour lesquels il est lourdement endetté, et qu’il faut entretenir et renouveler.
À ce sujet citons Piketty : [Pour les autorités religieuses médiévales] « l’idée est plutôt qu’il faut se méfier de l’accumulation infinie : les revenus issus du capital doivent être utilisées de façon saine, si possible pour financer de bonnes œuvres, et certainement pas pour se lancer dans des aventures commerciales et financières qui pourraient éloigner de la vraie foi. Le capital terrien est de ce point de vue très rassurant, puisqu’il semble ne rien pouvoir faire d’autre que se reproduire à l’identique, d’une année sur l’autre, d’un siècle sur l’autre. » (p. 560, pagination de l’édition électronique) . J’observe d’ailleurs que de ce point de vue l’idéologie dominante française reste fidèle à ses sources catholiques, en confondant le fonctionnement du capitalisme moderne avec celui du capital terrien médiéval.
J’entendais l’autre jour à la radio les déclamations de l’avocat des syndicats d’un industriel qui s’apprêtait à fermer une usine dont la production n’avait plus de clients : « Ils ont de l’argent, ils peuvent payer ! ». Certes. Ainsi, l’activité téléphonique d’Orange sur le territoire français souffre d’un défaut de rentabilité évalué à un milliard d’euros par an compensé par les profits à l’étranger et dans d’autres segments de marché, mais il leur reste six ou sept milliards de cash, alors cela peut durer ainsi six ou sept ans. Ensuite ce sera le rachat par Vodafone ou par Verizon, et alors là, adieu veaux, vaches, cochon, statut de la fonction publique et 100 000 emplois là où la concurrence fait la même chose avec 15 000. Il serait donc prudent de chercher une autre solution avant la catastrophe.
Autre exemple de cécité : le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu serait tout à fait possible et simplificateur. Ce serait salubre, parce que l’impôt sur le revenu français coûte cher et rapporte peu à cause de sa complexité, induite essentiellement par la notion de « foyer fiscal », qui ne correspond plus à rien dans la société actuelle de familles recomposées ou monoparentales. Mais les syndicats du ministère des finances ne veulent entendre parler de rien qui risquerait de diminuer leurs effectifs, alors cela ne se fera pas [2], alors que déjà la fusion de la Direction générale des impôts (90 000 agents) et de Direction de la comptabilité publique (40 000 agents), qui faisaient, pour ce qui touche à l’établissement de l’assiette de l’impôt sur le revenu et à sa perception, le même travail en double, s’était faite par addition des deux effectifs. Les chômeurs apprécieront.
Un autre passage intéressant (parmi une multitude) pour remettre à sa place la notion trompeuse de BRIC qui mélange de vrais pays émergents (Chine, Inde) avec des rentiers opportunistes mais peu créatifs (Brésil, Russie) : grâce à son impôt progressif sur le revenu, la Chine « parvient à mobiliser des recetttes fiscales lui permettant d’investir dans l’éducation, la santé et les infrastructures de façon autrement plus massive que les autres pays émergents, à commencer par l’Inde, qu’elle a nettement distancée. Si elle le souhaite, et surtout si ses élites acceptent de (et parviennent à) mettre en place la transparence démocratique et l’État de droit qui vont avec la modernité fiscale, ce qui n’est pas rien, la Chine aura tout à fait la taille suffisante pour appliquer le type d’impôt progressif sur le revenu et sur le capital dont il est question ici ». (p. 566)
Thomas Piketty pense que la meilleure solution aux problèmes économico-politico-sociaux contemporains serait l’instauration d’un impôt progressif sur le capital. Pour que cela marche, il faudrait bien sûr que les pays riches se mettent d’accord, au moins à l’échelle européenne, et que les paradis fiscaux soient supprimés, ce qui ne semble pas un objectif très facile à atteindre. Mais le livre de Thomas Piketty a beaucoup de succès, alors peut-être réussira-t-il à convaincre tout le monde !