Blog de Laurent Bloch
Blog de Laurent Bloch

ISSN 2271-3980
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets informatiques et mes enseignements.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

Kaputt de Curzio Malaparte
Article mis en ligne le 9 mai 2014
dernière modification le 4 août 2022

par Laurent Bloch

Mon père n’aimait pas manger : pour y échapper, sans pour autant s’exposer, en lisant le journal à table, à la réprobation (silencieuse mais intense) de notre mère, il nous lisait des livres, ou parfois les copies de ses élèves. Il y a ainsi des œuvres que je connais essentiellement (ou initialement) par tradition orale, Joseph Conrad, La légende des siècles, Iphigénie et Britannicus, Rudyard Kipling, Mark Twain, Reboux et Müller (les auteurs des immortels volumes d’À la manière de...), ainsi que quelques cancres poitevins, nos préférés.

Un soir ce fut Malaparte, des récits de beuveries polaires en Finlande, bien tournées mais qui ne m’avaient pas convaincu de lire Kaputt. Récemment j’ai retrouvé le volume et l’ai lu. J’ai compris pourquoi mon père n’avait choisi que ces passages : le reste est extraordinaire, mais insoutenable, récits de massacres nazis en Ukraine (il était correspondant de guerre pour le Corriere della Sera), de pogroms roumains (Iași en juin 1941, près de 14 000 victimes), de civils écrasés sous les bombes, de visites du ghetto de Varsovie, intercalés avec des dîners offerts pas Hans Frank (Gouverneur général de Pologne, condamné à Nuremberg, pendu, ce n’était pas une erreur judicaire), des promenades à Potsdam avec une princesse de Hohenzollern et des soirées romaines chez la princesse Colonna.

Si l’allégeance à Proust est explicite, c’est aux Mémoires d’Outre-Tombe que ce livre fait penser tout de suite, et d’ailleurs cette filiation est revendiquée dans le texte, lors de la description du récit du séjour à Rome en 1935 d’Anthony Eden, alors jeune secrétaire d’État aux Affaires étrangères de sa Majesté britannique. Comme Chateaubriand, Malaparte ne lésine pas sur l’amplification narratoire, et il n’est pas plus que lui une source historique à utiliser sans vérification, mais comme lui il sait transmettre beaucoup de vérité à travers l’inexactitude. Il excelle aussi dans les descriptions romantiques de paysages finlandais, ukrainiens, suédois ou italiens, riches d’une large palette chromatique, et aussi dans l’ironie acerbe, surtout à l’égard des nazis et des fascistes italiens, pour lesquels il a un profond mépris.

Curzio Malaparte était un homme étrange, figure d’un dandy du XIXe siècle muni de l’ironie proustienne et de la pugnacité journalistique de Steinbeck ou d’Albert Londres. Il est né en Toscane d’un père allemand et d’une mère italienne, mais il renoncera à sa germanité et changera en 1925 son nom de Kurt-Erich Suckert en Curzio Malaparte, ce patronyme par opposition à Bonaparte. En 1914, en trichant sur son âge (16 ans), il partira s’engager dans l’armée française (l’Italie n’était pas entrée en guerre), il sera plusieurs fois blessé et gazé. Il adhère au parti fasciste à sa création en pensant le faire converger avec le communisme soviétique, ce qui lui vaudra bien sûr des désaccords avec l’appareil mussolinien et quelques mois de prison. Correspondant de guerre en Ukraine à l’été 1941 pendant l’opération Barbarossa, il écrit des articles qui condamnent les atrocités, notamment antisémites, commises par les troupes allemandes et les autorités roumaines [1], ce qui lui vaudra d’être renvoyé rapidement en Italie. Après la guerre il demande à adhérer au Parti communiste, qui refuse, pour que finalement Palmiro Togliatti lui fasse donner sa carte, qu’il recevra sur son lit de mort, en même temps que sa conversion au catholicisme.

Que Malaparte ait beaucoup fabulé, c’est indéniable, mais il est injuste de lui prêter des sympathies pour les nazis, il les exècre, et bien des pages de Kaputt l’attestent, où il vitupère leurs atrocités. Il a sa théorie : les Allemands sont terrorisés par les gens faibles, sans défense, d’où leur acharnement à les torturer et à les massacrer.

Envoyé en Finlande comme reporter pour le siège de Léningrad et la Guerre de Continuation (cette partie du livre m’a demandé quelques révisions d’histoire, merci Wikipédia), il donne une peinture pathétiquement méprisante des officiers nazis.

On est en 1942, le dialogue est entre le diplomate finlandais Ivalo et l’ambassadeur d’Espagne à Helsinki de Foxà :

« - Savez-vous… quelle est la différence entre l’Espagne et la Finlande ?
 Elle est indiquée par le thermomètre
 Pourquoi le thermomètre ? Non… la différence est que l’Espagne est un pays sympathisant mais pas belligérant et que la Finlande est un pays belligérant mais pas sympathisant. »

Il y a aussi cette scène où le président de la République finlandaise et la moitié du corps diplomatique d’Helsinki, de concert avec quelques marins avinés et quelques dames de petite vertu, compatissent au sort d’un élan à la patte brisée, arrivé sur le quai en marchant sur la glace du golfe de Finlande : l’ambassadeur d’Allemagne, face à l’ambassadeur d’Espagne, lui fait le salut nazi, auquel l’autre répond par le salut phalangiste, identique. L’ambassadeur de la France de Vichy à l’Espagnol : « Ah bon ? Vous aussi, vous levez la patte ? » Le ministre d’Espagne : « Bah, il vaut mieux lever une patte que deux pattes ».

Dès la destitution de Mussolini et la signature de l’armistice séparé par Badoglio, il regagne Naples, dont le dernier chapitre donne une description proprement dantesque, ville écrasée sous les bombes, population dans une misère inimaginable. Ce sera d’ailleurs le sujet de son livre suivant, « La Peau ».

La Rome de Mussolini est décrite avec cruauté : la reine des élégances y est la princesse Isabelle Colonna, fille d’une richissime famille chrétienne de Beyrouth, les Sursock, séduite et épousée au début du XXe siècle par le prince Marcantonio Colonna. Pendant ces années 1930, elle y fait alliance avec Galeazzo Ciano, fils d’armateurs de Livourne, annobli de par les liens qu’il avait su nouer avec la famille de Savoie, puis gendre de Mussolini. La fatuité provinciale de ce milieu de nouveaux riches qui se croient puissants est puissamment ridiculisée par Malaparte [2].

Bref, comme les Mémoires d’Outre-Tombe, c’est plein de défauts, d’outrances, d’affabulations, de vanités, de passages agaçants ou révoltants, mais c’est magnifiquement écrit, passionnant, et finalement un témoignage de première main sur une époque terrible et cruciale, dont Malaparte nous apprend beaucoup, profondément.