Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Shlomo Sand :
Comment la terre d’Israël fut inventée
... et un article de Jacques Schlanger dans Commentaire
Article mis en ligne le 11 février 2013
dernière modification le 29 mai 2019

par Laurent Bloch

Les bases historiques du sionisme sont-elles solides ?

Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Tel-Aviv, a entrepris de réexaminer les idées qui ont servi à fonder l’État d’Israël et à justifier sa politique. Le noyau doctrinal commun aux dirigeants qui ont fondé l’État d’Israël et qui se sont succédés à sa tête est le sionisme ; cette doctrine comporte des variantes qui ont entraîné des dissensions entre les différents partis, mais aussi un certain nombre de points communs invariants, comme l’établissement en Palestine d’un État qui ne serait pas simplement un État pour ses habitants, mais un État pour tous les Juifs dans le monde, et donc pas vraiment un État pour ses habitants non-juifs, qui représentent quand même 20% de la population (cf. sur ce même site un article précédent).

Shlomo Sand se définit comme un intellectuel non-sioniste. Pour une conception différente, on pourra lire l’article de Jacques Schlanger, professeur émérite à l’Université hébraïque de Jérusalem, dans le numéro 140 (hiver 2012-2013) de la revue Commentaire, qui exprime un point de vue sioniste modéré, c’est-à-dire qui reconnaît l’existence des Palestiniens et de leurs droits, à une patrie notamment.

La réalisation politique des objectifs du sionisme implique dans les faits l’éviction partielle ou totale, selon les tendances, de la population palestinienne du territoire de l’État d’Israël, territoire dont les limites varient également selon les tendances. À ce jour cette éviction a été en partie réalisée, d’abord en 1948 lors de la guerre qui a abouti à la création d’Israël et provoqué l’exode de 600 000 Palestiniens, puis au gré des guerres successives (1956, 1967, 1973, 1982, 2006) qui ont entraîné des annexions territoriales et des détériorations de la situation des Palestiniens.

Shlomo Sand s’est proposé de critiquer les présupposés qui justifient le sionisme, dont la traduction politique conduit à la spoliation des Palestiniens. Pour lui ces présupposés sont pour une grande part des légendes qu’il se propose de réfuter en montrant qu’on ne peut pas considérer le texte biblique comme une source de vérité historique incontestable. Les idées qu’il défend devraient permettre une meilleure reconnaissance des droits des Palestiniens, et partant une atténuation des conflits au Moyen-Orient, d’où découlerait pour les Israéliens eux-mêmes un avenir mieux assuré.

Invention récente des notions de peuple, de nation, de patrie

Dans un livre précédent (Comment le peuple juif fut inventé ?, note de lecture ici) Shlomo Sand remettait en cause l’idée de l’existence depuis plus de 3 000 ans d’un peuple juif invariable et génétiquement pur, qui donnerait aux Israéliens juifs d’aujourd’hui un droit imprescriptible sur le territoire palestinien, puisqu’ils descendraient tous en ligne directe d’Abraham et de Moïse, à qui cette terre aurait été promise, au titre d’un bail octroyé par Dieu.

Shlomo Sand commence par expliquer que la notion de peuple juif au sens ancien, utilisée pour désigner les adeptes de la religion juive, est très différente de la notion moderne de peuple, élaborée au XIXe siècle dans le sillage de l’idée de nation, développée progressivement à partir des traités de Westphalie (1648) qui donnèrent naissance à l’État-nation tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ajoutons à ce lexique la patrie, qui dans son acception moderne est fille de la Révolution française. L’idée de « mourir pour la patrie » eût été rigoureusement incompréhensible tant aux Juifs de l’antiquité qu’à leurs contemporains Romains ou Perses, qui connaissaient d’autres formes de sacrifice pour la collectivité, mais pas sous ce nom ni dans cet environnement idéologique. C’est l’invention de la patrie moderne qui a permis les guerres nationales et populaires, avec les massacres à grande échelle qui en découlent.

Si tant est qu’il existe aujourd’hui un peuple juif au sens moderne (comme on peut parler de peuple français ou allemand), il n’aurait donc de toute façon pas grand chose à voir avec la collectivité qui était désignée de ce nom dans l’antiquité. Il est vrai que, pour toutes sortes de raisons inhérentes à leur histoire, les Juifs peuvent avoir une idée assez particulière de l’état-nation. Dans son livre précédent, Sand oppose à l’idée de peuple juif celle de peuple israélien, qui comprendrait les Palestiniens de nationalité israélienne : la question est si complexe que le mieux est de se reporter à ses écrits pour s’en faire une idée.

Shlomo Sand nous invite à une révision des acquis archéologiques et historiographiques des dernières décennies : elle est décapante. Il n’y a pas eu de sortie d’Égypte, ou si l’on veut quantité de peuplades sémitiques et autres sont entrées en Égypte et en sont sorties dans les siècles de Ramsès II, d’Akhenaton et ultérieurs, mais elles n’avaient rien à voir avec les Juifs, ne serait-ce que parce que le judaïsme est né sept ou huit siècles plus tard. Le royaume de David et de Salomon est un mythe dépourvu de toute confirmation archéologique ou historique, il y a bien eu un royaume proto-juif (c’est-à-dire qu’on y avait des pratiques religieuses qui n’était pas identiques au judaïsme canonique, mais qui l’annonçaient) au nord de la Palestine, qui correspondrait au royaume d’Israël de la Bible, mais Jérusalem n’était qu’une bourgade et le royaume de Juda n’a laissé aucune trace archéologique significative, malgré les efforts acharnés des archéologues israéliens pour en trouver. Aucune trace de ce qui aurait pu être le Premier Temple n’a été mise à jour, et le seul temple qui aurait pu exister est le second, sans doute sous la suzeraineté perse (de -515 à la conquête par Alexandre en -330), et de toute façon dans le royaume Hasmonéen [1], sous Hérode le Grand, qui a régné de -37 à -4, à une époque très tardive donc, et qui a beaucoup agrandi (peut-être créé) le temple tel qu’il a été détruit par Titus en +70. Quant au Mur des Lamentations, ce n’est pas du tout un vestige du second temple, mais ce qui reste des fortifications militaires construites par Hérode, qui était un tyran épouvantable, pour mieux dominer le pays.

Essor des Juifs dans le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient

Une autre légende notée par Shlomo Sand est celle qui dit que les Juifs auraient été expulsés de Palestine par les Romains après l’écrasement par Titus de la révolte de 66-70, et que les communautés juives du bassin méditerranéen seraient les descendantes de cet exil, ce qui fonderait leur « droit au retour ». Une preuve de la fragilité de cette thèse est dans la seconde révolte juive en Palestine, sous Trajan et Hadrien, celle de Bar Kokhba en 132 de notre ère. Et d’ailleurs il n’existe aucune trace d’expulsion systématique d’aucun peuple par les Romains, ce n’était pas dans leur politique. Par contre, des Juifs se sont bien établis dans de nombreuses localités du bassin méditerranéen, en profitant de la sécurité et de l’essor économique assurés par l’Empire romain, et ces migrations ne devaient rien à une quelconque expulsion. De surcroît, cette époque a connu un prosélytisme juif assez actif, ce qui a conféré aux populations juives de ces régions une origine pour une grande part autochtone. Bref, l’idée d’un peuple chassé de son pays et qui veut y retourner ne repose sur rien en ce qui concerne les Juifs, si par contre elle s’applique bien aux Palestiniens.

Toutes les recherches récentes semblent donc indiquer que si la religion juive a eu des précurseurs avant la conquête de la Palestine par les Perses, c’est ensuite, et sous leur domination relativement bienveillante (cf. la légende d’Esther et Assuérus, traditionnellement assimilé à Xerxès I ou Artaxerxès I ou II), que furent écrits les principaux textes bibliques. Les livres historiques (Rois et Juges notamment) font bien référence à des chroniques anciennes qui relatent sans doute en partie des événements qui ont pu avoir lieu, mais dont le rattachement à la doctrine religieuse a été construit ex post, pour édifier les lecteurs. Les récits terrifiants et récurrents d’extermination des impies, des Cananéens, des Philistins, sans oublier les Amorites, etc., ne correspondent vraisemblablement à aucun événement réel précis [2], mais sont là pour inspirer au prosélyte de la nouvelle religion un respect salubre pour le Dieu nouveau et exclusif qui lui est proposé. En vérité, selon toute vraisemblance, ceux qui furent plus tard les Juifs de Palestine n’étaient autres que les descendants des Cananéens, et leurs descendants ne sont autres que les Palestiniens d’aujourd’hui.

Toujours selon la recension de Shlomo Sand, pour les auteurs bibliques qui écrivaient à l’époque perse, les lieux prestigieux n’étaient pas du tout la Palestine et Jérusalem, qui n’était qu’une bourgade provinciale, mais la Mésopotamie et l’Égypte, ce qui expliquerait qu’ils en aient fait venir Abraham et Moïse, leurs personnages les plus prestigieux.

Le sionisme chrétien

En fait, ce qui précède était déjà plus ou moins dans le précédent livre de Shlomo Sand. Son analyse du rôle du protestantisme anglais (et de ses ramifications américaines) dans la naissance et l’essor du sionisme est plus inédite.

La Réforme en général, et plus particulièrement en Angleterre et en Écosse, a incité ses fidèles à lire la Bible et à la comprendre, ce qui fait des Protestants les seuls véritables connaisseurs du texte biblique. En effet pour les Catholiques (du moins après le concile de Trente) c’était une lecture interdite, et pour les Juifs la crainte d’une interprétation hétérodoxe était puissamment inhibitrice et détournait l’exégèse vers le Talmud et le Midrach, des textes très axés sur la piété. Les Puritains britanniques, au contraire, éprouvaient un profond mépris pour toute autorité ou institution religieuse, et s’en tenaient au texte de la façon la plus littérale, par opposition à toute interprétation « autorisée » (cf. p. 186).

Ainsi est née parmi les Protestants anglo-saxons l’idée apparemment saugrenue (mais, comme me le fait remarquer un érudit protestant qui a bien voulu relire mon texte, empruntée à l’Épitre aux Romains de l’apôtre Paul) que le Messie reviendrait lorsque les Juifs seraient tous « retournés » en Palestine, où bien sûr ils ne manqueraient pas de comprendre leurs erreurs passées et d’embrasser le christianisme (sous sa forme anglicane, ou puritaine, ou presbytérienne, selon les goûts).

Une autre conséquence de la lecture intensive de la Bible fut l’idée, embrassée par beaucoup de Puritains en route vers l’Amérique, qu’ils allaient outre-Atlantique fonder un nouvel Israël. Tous ces phénomènes de pensée, énumérés ici très rapidement, expliquent au moins en partie l’identification étroite avec l’État d’Israël d’une large part de l’opinion publique américaine, qui excède de beaucoup la population juive, laquelle d’ailleurs est de moins en moins unanimement favorable à la politique du gouvernement israélien. Ce phénomène avait déjà été analysé par Camille Mansour dans son livre Israël et les États-Unis publié en 1995 (1994 pour l’édition américaine sous le titre Beyond Alliance).

En Angleterre même, ces idées « proto-sionistes » devaient prospérer jusque dans les cercles du pouvoir. Il convient de mentionner Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (pp.194-196), qui a pu être surnommé le « Herzl anglican » (bien qu’il ait milité pour le « retour » des Juifs en Palestine au moins 70 ans avant le vrai Herzl). Bien qu’il fût tory, Shaftesbury entretenait des relations étroites et amicales avec lord Palmerston, ministre whig des Affaires étrangères et futur Premier ministre de sa Majesté britannique. Ces puissants personnages gardaient à l’esprit l’idée d’une colonisation juive en Palestine, colonisation favorable aux intérêts britanniques, lors de leurs manœuvres diplomatiques autour de la question d’Orient, en d’autres termes le dépeçage de l’empire ottoman (p. 197). C’était bien avant la déclaration Balfour de 1917, qui devait donner le coup d’envoi au véritable essor colonial sioniste, déclaration rendue publique le 2 novembre 1917, trois jours après la prise de Beersheba par les troupes britanniques et cinq semaines avant la reddition sans combat de Jérusalem (p. 219-220).

Clairvoyance de Herzl

Shlomo Sand écrit p. 223 : « Trois axes idéologiques et politiques ont convergé, le 2 novembre 1917, pour créer une trinité décisive :

  1. une sensibilité chrétienne évangéliste, venue de loin, étroitement articulée avec une vision coloniale portée par la Grande-Bretagne depuis la seconde moitié du XIXe siècle ;
  2. la profonde détresse d’une grande partie des juifs du peuple yiddish, pris en tenaille par deux processus oppressants et menaçants : la montée d’un pré-nationalisme antisémite en Europe orientale, qui commençait à les rejeter agressivement vers l’extérieur, et en parallèle la fermeture des États d’Europe occidentale à l’immigration ;
  3. la cristallisation, sous une forme réactive, d’une expression nationale moderne s’apprêtant à faire irruption aux marges de l’émiettement et de la destruction de ce même peuple informe, avec pour objectif majeur déclaré la colonisation du pays de Sion. »

Et p. 250 : « Dans son diagnostic principal de la situation des juifs d’Europe centrale et orientale, Herzl avait vu beaucoup plus juste que tous ses adversaires ; ce qui, sur le long terme, a fait la force de son idée. Traditionnalistes, réformateurs, autonomistes, socialistes, libéraux : aucun d’eux n’avait compris la nature du nationalisme, fragile et agressif, dans ces régions, et par là même ils n’avaient pas identifié aussi bien que le dirigeant sioniste la grave menace qui pesait sur la présence des juifs. »

En effet, après la déclaration Balfour et le traité de Sèvres (qui démantèle l’Empire ottoman, le 10 août 1920), les événements s’enchaînent de façon implacable. Le déclenchement des persécutions nazies va bien sûr conforter le point de vue sioniste, même si le sionisme n’a en rien contribué à sauver du nazisme les Juifs restés en Europe : « Nous savons aujourd’hui, rétrospectivement, que les émigrés indigents, privés de toit, qui quittèrent en masse la vieille et menaçante Europe de l’Est pour se tourner vers l’Amérique ont fait le bon choix par rapport à ceux qui ont préféré demeurer sur place. » (p. 251). C’était en effet les plus pauvres qui partaient outre-Atlantique, les plus aisés visaient Berlin ou Paris. Très peu visaient Jérusalem.

Il convient de mentionner ici l’existence d’un courant sioniste non colonial, le sionisme spirituel, qui ne se proposait pas de conquérir la Palestine, mais qui préconisait un « retour » en Palestine sans fondation d’un État juif. Ce courant, apparu au XVIIe siècle mais qui s’est développé principalement au XIXe siècle (cf. p. 230), est toujours resté très minoritaire parmi les Juifs européens, mais a conduit à l’installation en Palestine de communautés juives dont certaines sont farouchement opposées à la colonisation israélienne, comme les Neturei Karta, qui, lorsque leur quartier de Mea Sharim à Jérusalem fut conquis par l’armée israélienne en 1948, demandèrent (en vain) à être rattachés à la Jordanie. Les Neturei Karta sont activement pro-palestiniens, s’efforcent d’empêcher les destructions de maisons palestiniennes fomentées par les autorités israéliennes, et participent le cas échéant aux opérations de reconstruction.

Souvent des textes palestiniens ou pro-palestiniens qui rapportent les débats de l’ONU sur la partage de la Palestine en 1947 évoquent le vote final dramatique du 29 novembre, et se demandent si le sort du pays n’aurait pas été différent si le Honduras ou les Philippines avaient voté contre le partage : en fait, les dés étaient jetés depuis déjà au moins une dizaine d’années, depuis l’échec de la révolution palestinienne de 1936. Cela ne m’est jamais apparu aussi clairement qu’à la lecture de la magnifique autobiographie d’Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, qui décrit cette période, celle de l’enfance de l’auteur, et la montée des volontés affrontées. Tout était déjà joué. Pour un point de vue arabe sur les mêmes événements, on pourra lire le beau roman d’Élias Khoury, La Porte du soleil, chez Actes Sud.

Épilogue : al-Sheik Muwannis

Shlomo Sand consacre les dernières pages (327-355) de son livre à al-Sheik Muwannis, le village palestinien qui existait à l’emplacement aujourd’hui occupé par l’université de Tel-Aviv, où il travaille. Après s’être étonné qu’aucun de ses collègues n’ait jugé utile de le faire, il applique son métier d’historien à ce village, qui était prospère et dont les habitants étaient en bons termes avec leurs voisins juifs, ce qui ne les a pas incités à la méfiance, et qui a mené à leur expropriation et à leur exil.

PS : l’article de Jacques Schlanger dans Commentaire

Jacques Schlanger, professeur émérite à l’Université hébraïque de Jérusalem, exprime dans le numéro 140 (hiver 2012-2013) de la revue Commentaire un point de vue sensiblement différent de celui de Sand, puisqu’il adhère sans restriction à la conception d’Israël comme État juif et État des Juifs, tout en reconnaissant le droit des Palestiniens à former une nation dotée d’une patrie. La grande qualité de cet article, c’est qu’à partir de ces postulats il envisage avec une logique rigoureuse les grandes options qu’il juge possibles (p. 993) : « la disparition de l’État d’Israël ; la constitution d’un grand Israël qui s’étend de la Méditerrannée au Jourdain ; le partage en deux États, un petit Israël à l’intérieur de la “ligne verte” et une Palestine réduite. »

Ces trois options admettent elles-mêmes des variantes : ainsi dans l’hypothèse du grand État unique, pour l’extrême-droite israélienne les Palestiniens n’y auraient qu’un statut de citoyens de seconde classe, et seraient implicitement incités au départ, alors que pour certains groupes d’extrême-gauche au contraire il s’agirait d’édifier une société laïque où cohabiteraient, pacifiquement on l’espère, les habitants de différentes origines, cependant que cet État perdrait sa spécificité juive et abandonnerait l’idée de « loi du retour ». Cette dernière idée est un peu celle de Shlomo Sand.