Depuis plus de quarante ans Hervé Le Bras explore la répartition géographique des courants idéologiques, des tendances démographiques, des structures familiales, des pratiques religieuses, des orientations politiques et de leurs combinaisons. Il publie des livres qui sont aussi des atlas, pleins de cartes thématiques au niveau du département, du canton, de la commune selon le niveau de détail pertinent pour l’analyse, cartes réalisées au moyen de programmes statistiques et cartographiques qu’il écrit lui-même. Ainsi il poursuit les travaux du géographe André Siegfried, du démographe Peter Laslett, des historiens Arnold Toynbee, Paul Bois et Timothy Tackett... La plupart de ces ouvrages concernent la France, mais par exemple Le grand enfumage : Populisme et immigration dans sept pays européens compare, toujours par une approche cartographique, le développement de partis populistes anti-immigration en Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni et Suisse.
L’application de méthodes statistiques sérieuses permet de découvrir des phénomènes restés inaperçus, mais aussi de réfuter solidement des fables répétées ad nauseam par des bataillons de journalistes peu informés : ainsi celle qui prétend que le Front national (FN, devenu Rassemblement national, RN) se serait substitué au Parti communiste (PC) en lieu et place. Il n’est certes pas très difficile de trouver quelques exemples qui, pour l’observateur superficiel, semblent confirmer ce lieu commun. Mais pour qu’une idée soit vraie il ne suffit pas qu’elle se vérifie ici ou là : il faut qu’elle réponde de façon satisfaisante à toutes les situations qui satisfont ses hypothèses (ou du moins à la plupart), ou sinon qu’une explication satisfaisante puisse être donnée de l’exception, et il faut aussi qu’elle ne se vérifie pas (ou du moins pas trop souvent) dans des situations dont ses hypothèses devraient l’exclure. Or justement Le Bras montre qu’il existe aussi bien des zones de force du FN anciennes zones de force du PC, comme le littoral méditerranéen, que des zones de force du FN d’où le PC était absent, comme l’Alsace et dans une moindre mesure la Lorraine. Et il existe aussi des zones d’où le FN/RN est absent comme en était absent le PC, tel le Grand Ouest, ainsi que d’anciennes zones de force du PC où le FN/RN est faible, comme la bordure nord-ouest du Massif Central, du Bourbonnais au Périgord en passant par le Limousin. Il n’y a en fait pas de corrélation entre les deux phénomènes, Le Bras a d’ailleurs fait le calcul.
Fruit d’un long travail et d’une fréquentation assidue des annuaires statistiques, des publications de résultats électoraux et de sondages d’opinion, mais aussi d’ouvrages historiques relatifs à des périodes étonnamment lointaines dans le temps, son analyse passe aisément de l’échelle nationale à la monographie de pays. Ainsi pour la naissance de Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT) dans la baie de Somme, où il distingue la rive nord de l’estuaire, agricole, qui vote traditionnellement à droite, au contraire de la rive sud, zone de petite industrie d’étamage, longtemps de sensibilité communiste (pp. 51-52). Les deux rives se rejoindront temporairement contre la directive « oiseaux » de l’Union européenne, qui condamnait la chasse traditionnelle de leur terroir, et elles divergeront à nouveau avec l’extinction de cette mobilisation.
Autre terroir auquel Hervé Le Bras s’intéresse depuis longtemps : les pays de Trégor et de Poher, à la limite des actuels départements des Côtes d’Armor et du Finistère. Cette région a une histoire assez particulière : à la fin du Moyen-Âge elle était pratiquement dépeuplée et la forêt avait regagné les terres précédemment cultivées (pp. 84 et suivantes). Des ordres monastiques, cisterciens et ordre de Malte, entreprirent au XIIIe siècle de défricher, et pour attirer la main d’œuvre ils affermèrent des terres à des conditions économiquement avantageuses mais en imposant une organisation sociale assez rigoureuse : habitat groupé, partage égalitaire des terres, accomplissement collectif de certains travaux. Cette organisation se nommait « quévaise », elle a perduré jusqu’au XVIIIe siècle, et la carte d’implantation de cette forme de communisme monacal coïncide très bien avec celles du vote communiste en 1986 et de la faible présence à la messe dominicale en 1960, un peu moins précisément avec celle des prêtres qui ont prêté serment à la Constitution civile du clergé en 1791.
« Pour saisir l’évolution politique de la France, les résultats locaux des élections sont essentiels. Leur extrême variabilité géographique semble un défi à leur compréhension. Grâce à des cartes précises qui resituent l’électeur dans son proche milieu plutôt que seulement dans une classe sociale, cet ouvrage ambitieux montre que les variations locales de l’opinion obéissent souvent à une logique historique de longue durée qui se déroule généralement en trois stades : apparition d’une nouvelle opinion à cause d’un évènement singulier, propagation sur un terrain préexistant, limitation par les territoires des opinions rivales.
Au fil des pages, Bonnets rouges, Gilets jaunes, partisans de Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT), mais aussi du Rassemblement national, du Parti communiste, de la droite et de la gauche se mettent en place dans l’espace français. Alors s’éclaire l’épuisement actuel de l’opposition de la droite et de la gauche, comme les tentatives de remplacer cette opposition, qui puisent dans un passé plus ancien, structuré par des régularités géographiques. Ce qui est souvent présenté comme une histoire progressive est ainsi doublé par une histoire à l’envers, par la réapparition de clivages passés souvent très anciens. »