Marcel Moiroud, intellectuel de la génération de la Résistance et du soutien à la Révolution algérienne, est mort le 12 juillet 2012.
Les Palestiniens
C’est en 1973 que j’ai fait la connaissance de Marcel Moiroud et de son épouse Marcque, à l’issue d’un meeting consécutif à l’assassinat du dramaturge algérien engagé dans la lutte palestinienne Mohamed Boudia. Ils étaient deux des rédacteurs bénévoles du bulletin hebdomadaire Palestine information, dont le rédacteur en chef était Jean Baubérot, cependant qu’avec quelques amis comme Éric Panijel et celle qui était alors ma femme, Ruth, nous avions constitué un groupe de juifs qui refusaient de se voir identifiés à la politique de l’état d’Israël, et qui militaient pour la reconnaissance des droits des Palestiniens : nous décidâmes de travailler ensemble. Palestine information tirait à quelques centaines d’exemplaires, entièrement fabriqués et mis sous enveloppe à la main : à l’époque il n’y avait ni traitement de texte, ni imprimante laser, mais des machines à écrire et des ronéos.
La teneur du bulletin était une revue de presse : chaque membre de l’équipe lisait chaque jour un ou deux journaux quotidiens, y relevait tout ce qui avait trait de près ou de loin à la Palestine, au Moyen-Orient, ou aux débats politiques et idéologiques qui s’y rapportaient. Nous changions régulièrement : après quinze jours du Parisien libéré, on passait à Libération ou au Figaro. En tout cas, la lecture systématique et critique de la presse française, orientée sur un sujet sensible, était un exercice d’une cruauté salubre : depuis je ne lis plus les journaux. La hiérarchie de l’honnêteté n’était pas ce que l’on pourrait imaginer : ainsi, le Figaro avait un excellent spécialiste du monde arabe, Thierry Desjardins, qui avec Éric Rouleau du Monde et quelques autres se distinguait nettement de la masse des folliculaires approximatifs et tendancieux. Mais le journal français le plus objectif était quand même le New York Herald Tribune.
Chaque lundi soir, nous nous réunissions à la Librairie Palestine, 24 rue de la Réunion près de la place de la Nation à Paris, et chacun soumettait son travail. Marcel et Jean étaient les plus mûrs d’entre nous, les plus cultivés et les plus savants aussi, beaucoup d’entre nous (dont moi) étaient encore mal dégagés d’une idéologie sommaire plus ou moins maoïste, ils nous aidaient, avec compréhension mais fermeté, à évoluer vers une pensée plus complexe, mieux informée, plus respectueuse de la réalité. Nous avions aussi des discussions avec des Palestiniens, notamment Ezzedine Kalak, que j’avais déjà bien connu lorsqu’il était étudiant à Poitiers, et qui devint le représentant de l’OLP à Paris, et un ami très présent des Moiroud, jusqu’à son assassinat à Paris en 1978.
La Librairie Palestine fut victime de quelques plasticages et plusieurs de ses responsables furent assassinés, tels Mahmoud Hamchari (représentant de l’OLP) et Mahmoud Saleh, sans que la police française parvienne jamais à identifier les auteurs de ces actes.
Ces activités avaient campé pour moi le personnage de Marcel Moiroud : un intellectuel exigeant pour lui avant de l’être pour les autres, et qui n’hésitait pas à aller à contre-courant.
La Résistance
Marcel avait reçu une solide formation classique et catholique chez les frères maristes du lycée Notre-Dame de Bellegarde à Neuville-sur-Saône. Son père était charcutier à Lyon, et sa mère fille de boulangers : de ces origines il avait gardé un talent culinaire certain, et un jugement gastronomique sévère. En 1941 il étudiait la philosophie, le droit et l’économie à l’université de Lyon. Il s’engagea très tôt dans la résistance : il avait réussi à être recruté comme comptable dans une entreprise de mécanique réquisitionnée par les Allemands, et à gagner la confiance du directeur, un dirigeant de PME allemand enrôlé sans conviction dans l’effort de guerre, qui ne parlait pas français, qui ne comprenait pas grand-chose aux subtilités bureaucratiques locales, et qui ne souhaitait que rentrer rapidement chez lui. Bientôt, les camions de cette entreprise, munis d’excellents laissez-passer, servaient la logistique des maquis, la cantine les alimentait, la DRH recrutait des résistants. Marcel s’était muni d’un chapeau pour sembler moins jeune et en imposer à ses interlocuteurs de la résistance lyonnaise, pour qui il s’était arrogé le grade de colonel.
L’Union des Chrétiens progressistes, l’Algérie
À la libération, sans surprise, nous retrouvons Marcel en compagnon de route du Parti communiste. Il milite au Mouvement de la Paix, pour lequel il accomplira plusieurs missions dans les « démocraties populaires » [1], et il participe en 1947 avec André Mandouze (ex-Témoignage chrétien) et Jean Verlhac à la création d’un petit groupe nommé l’Union des Chrétiens progressistes, où il rencontrera sa seconde épouse, Marcque Méric de Bellefond.
On ne s’étonnera ni de l’engagement des Moiroud aux côtés de la Révolution algérienne, pendant laquelle ils seront actifs dans les réseaux de soutien au FLN, et dans les comités Viêtnam, ni de les trouver très actifs en mai 1968, mais toujours dans un esprit d’indépendance à l’égard des différentes chapelles militantes.
Je n’ai jamais rencontré la première épouse de Marcel, et ce n’est que lors de sa mort que j’ai rencontré un de ses fils et une de ses petites-filles. Ce premier mariage était un des mystères de la vie de Marcel, il n’en parlait jamais et ses amis en ignoraient tout.
L’économie
Après quelques années consacrées à organiser des rencontres entre curés et pasteurs hostiles aux guerres de Corée ou d’Indochine [2] et à écrire pour des périodiques du parti ou avoisinants, il fallut trouver un travail sérieux : ce fut le début de la carrière d’économiste de Marcel. Après quelques contrats ici ou là, à l’INSEE notamment, il participa à la création d’un cabinet de conseil en gestion d’entreprises. Démarche novatrice pour l’époque en France, les consultations s’appuyaient sur un modèle économique informatisé. Des simulations étaient effectuées sur un ordinateur Univac du Centre de Calcul scientifique de l’armement, qui était parmi les plus gros de son époque. Ceci doit se situer entre 1967 et 1972.
Mon Œil
C’est à la suite du mouvement de mai qu’ils participèrent à la création du collectif de vidéastes Mon Œil, avec Carole et Paul Roussopoulos, Jean-Paul Fargier, Charlotte Silvera et quelques autres, dont on trouvera une présentation sur le site d’une émission sur France Culture ; l’émission n’est malheureusement plus en ligne, mais le texte résume bien l’activité des groupes divers (Vidéo Out, Vidéo 00, Vidéo Cent Fleurs, etc.) qui s’étaient emparé des moyens de la vidéo légère (pour l’époque) pour soutenir des luttes politiques et sociales : le droit à l’avortement, le féminisme, les minorités homosexuelles, le nucléaire, l’autogestion, et aussi anti-impérialistes : Palestiniens, Black Panthers... Tous ces films sont disponibles et consultables au centre audiovisuel Simone de Beauvoir 28 place Saint Georges 75009 Paris tél : + 33 (1) 5332 7508.
Marcque est morte en 1994, et depuis Marcel était inconsolable, mais son activité intellectuelle était incessante, comme j’ai pu m’en rendre compte lors de notre dernière rencontre, quatre jours avant sa mort : il n’arrêtait pas d’analyser les événements du monde, et ce qu’il avait à en dire n’omettait jamais de congédier sans appel quelques idées reçues et quelques vérités consensuelles. Il m’a confié deux textes publiés sur mon site : À propos de Rationalité et réalisme : qu’est-ce qui est en jeu ? et Croire ce nous savons, ce dernier pour réfuter un article que j’y avais publié. Il n’a en fait presque rien publié : il était trop exigeant. Seuls ceux qui l’ont connu personnellement ont pu bénéficier des enseignements qui auraient été utiles à un bien plus grand nombre : c’est très regrettable, mais c’est ainsi, sans retour désormais.
Et tout le reste...
En arrivant à la fin de ce texte, je constate que j’ai omis l’essentiel : l’immensité des connaissances et de la culture de Marcel, dont témoignent une bibliothèque et une discothèque hors du commun. À une époque, entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, les Moiroud me confiaient leur pavillon de la rue d’Alembert pendant le mois d’août, période de leurs vacances : j’y ai lu leurs livres, écouté leurs disques, et c’est peu dire que depuis pour moi la littérature, la musique, l’histoire, la sociologie ont changé de visage. Et je n’aurais garde d’omettre que pour ce qui est de la littérature, c’est plutôt Marcque qui m’a influencé : avant qu’elle ne m’en parle, j’ignorais jusqu’à l’existence d’Andreï Biély et de Nicolas Leskov, c’est dire comme j’avais besoin de rencontrer Marcque et Marcel !