Paul Thorez, né en 1940 à Moscou, est le troisième des quatre fils de Maurice Thorez, né en 1900 et principal dirigeant du Parti communiste français de 1931 à sa mort en 1964. Il a écrit en 1982, avant l’effondrement de l’Union soviétique donc, ce livre consacré pour l’essentiel à ses souvenirs de vacances enfantines et adolescentes à Artek sur la Riviera de Crimée, luxueux camp de pionniers réservé aux enfants des plus hauts cadres de la Nomenklatura soviétique et des dirigeants des « partis frères ». C’est un regard lucide et mélancolique sur l’éducation communiste, et les séquelles qui en résultent pour ceux qui l’ont subie.
À la lecture de ce récit j’ai été extraordinairement frappé par le nombre de circonstances de ma propre éducation que j’y ai retrouvées pratiquement mot pour mot. La famille Thorez et la mienne n’avaient guère de proximité sociologique, et si mon grand-père a occupé une position assez en vue au PCF (et fréquenté assidûment Maurice Thorez à Moscou pendant la guerre), aucun membre de ma parenté n’a été un dirigeant communiste. Je n’ai pas passé de vacances en Crimée, juste un séjour linguistique en Allemagne de l’Est à la fin de la classe de seconde (1963), qui a surtout provoqué ma rupture avec le communisme soviétique (ce qui ne m’épargnera pas une rechute maoïste trois ou quatre ans plus tard).
Chacun des principes de l’éducation communiste, si on le considère isolément, peut sembler juste, moral, libérateur. On comprendrait difficilement sinon que cette idéologie ait séduit des millions de gens dont tous n’étaient pas abrutis. Ce qui en fait un système aliénant et oppressant, c’est leur combinaison dans le cadre d’une idéologie autoritaire. On assimile souvent le communisme à une religion : c’est calomnier les religions, qui ont toujours, entre beaucoup de traits déplaisants, un fond d’humanisme et de liberté, alors que la doctrine communiste nie absolument la liberté de l’être humain, elle repose absolument sur le meurtre de masse et le mensonge. Quand Paul Thorez découvrira qu’il avait pris part à ce système de mensonge généralisé, qui dissimulait entre autres choses le métier réel des pères de ses camarades d’Artek en poste à Vorkhouta ou sur les berges de la Kolyma, il lui faudra plusieurs années pour s’en remettre.
Selon le discours (mensonger donc), le communisme prône une société égalitaire : mais rien n’était moins égalitaire que le camp de pionniers d’Artek, où les fils de dignitaires menaient une vie de rêve, servis par une domesticité aussi nombreuse et invisible que dans les palaces du monde capitaliste, et se goinfraient à longueur de journée de plats succulents, dans un pays où la pénurie alimentaire régnait en permanence, sinon la famine (jusque dans les années 1950 en Ukraine). Lorsqu’ils partaient en randonnée pour plusieurs jours dans les montagnes de Crimée, chaque soir à l’étape les attendaient de confortables tentes et de délicieux repas installés par des esclaves invisibles. Bien sûr, la position hiérarchique des parents de ces pionniers était telle que la moindre plainte d’un enfant pouvait avoir des conséquences catastrophiques pour les membres du personnel et leurs familles, alors la servilité était garantie.
Un détail significatif m’a rappelé des choses : au lycée Lakanal Paul Thorez était un excellent élève, surtout en latin et en grec, il était parfaitement adapté au système de l’enseignement secondaire, qui demande surtout de bien retenir ce que disent les professeurs et de bien savoir refaire ce qu’ils vous ont montré. À l’arrivée en khâgne, selon ses termes, « la montagne accoucha d’une souris », sans doute parce qu’il lui aurait fallu passer à un mode intellectuel plus autonome, antagonique de l’éducation reçue (et pourtant le système des classes préparatoires n’est pas un modèle d’univers intellectuel libéré, Dieu sait...).
Il n’est pas surprenant que la découverte des coulisses de son enfance ait communiqué à Paul Thorez un besoin de réparation. Il s’efforça avec quelque succès de faire sortir d’URSS les toiles de peintres dissidents pour les exposer à Paris. J’ignore le destin de ces artistes, ainsi que celui de Paul Thorez. La lecture de ce livre m’a laissé une impression de profonde mélancolie, sûrement celle de l’auteur. Mais c’est l’occasion d’un regard unique sur un système sinistre qui avait su se peindre de couleurs séduisantes, dont les conséquences continuent à se faire sentir, et dont les leçons ont été bien comprises par d’autres tyrans.