Blog de Laurent Bloch
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Un film palestinien d’Elia Suleiman :
It Must Be Heaven
Une révolte profonde et calme
Article mis en ligne le 5 décembre 2019
dernière modification le 7 décembre 2019

par Laurent Bloch

En voyant It Must Be Heaven, du cinéaste palestinien Elia Suleiman, il y avait longtemps que je n’avais pas autant ri au cinéma, et pourtant son sujet n’a rien de drôle, il est même tragique. Mais Suleiman déploie un humour mélancolique, une frivolité grave, une révolte si profonde qu’elle semble calme. Pour paraphraser Sartre dans sa préface à Mallarmé, « sa violence [...] est si entière et si désespérée qu’elle se change en calme idée de violence ». Rien ne l’exprime mieux qu’une réplique d’un protagoniste (arabophone) du personnage central (qui est en fait le réalisateur, joué par lui-même, et parfaitement mutique) : « Vous, les Palestiniens, vous êtes bizarres. Dans le monde entier, tout le monde boit pour oublier, et vous, vous buvez pour vous souvenir. » On boit effectivement pas mal, dans ce film, vin, arak, whisky, on ne peut ignorer que la Palestine n’est pas au régime sec.

La scène initiale, avant le générique, est déjà hilarante : dans la vieille ville de Nazareth, une imposante procession orthodoxe descend les marches qui mènent à un sanctuaire vénérable aux exclamations de « Christ est ressuscité ». Selon un rite que l’on devine séculaire, un prélat à la chasuble chamarrée et à la tiare dorée frappe avec solennité à la porte du sanctuaire. Personne n’ouvre. Il frappe à nouveau. Rien. Il tente d’ouvrir. La porte est verrouillée, et de l’intérieur ce sont des voix avinées, des ricanements et des sarcasmes que l’on entend. Finalement l’archimandrite interviendra de façon musclée (mais peu pastorale) pour que la cérémonie puisse continuer.

Accablé par l’impasse où se trouvent les Palestiniens, notre personnage envisage le départ, et prend l’avion pour Paris. Là il est d’abord séduit par l’atmosphère de liberté incroyable de la rue, manifeste au premier chef par les vêtements féminins, dont il nous exhibe une grande variété, visiblement des meilleurs couturiers et chausseurs. Mais le lendemain matin, c’est le défilé du 14 juillet, et les rues sont vides, hormis quelques chars Leclerc en route vers les Champs-Élysées, quelques touristes sino-japonais, des policiers en rollers ou sur gyroroue à la poursuite d’improbables délinquants. Il y a aussi une scène désopilante d’application du système métrique par la police, rue Montorgueil. L’image de Paris ne tarde pas à se brouiller, de rencontres déplaisantes dans le métro à la cuistrerie bien connue des Parisiens en lutte pour les fauteuils dans les jardins du Palais-Royal, sans oublier le producteur de gauche qui refuse le scénario parce qu’il ne le trouve pas « assez palestinien » (c’est un épisode autobiographique véridique d’Elia Suleiman). Mais en passant j’aurai vu Paris comme jamais je ne l’ai vu, parce qu’il faut dire que tout ce film est remarquablement bien filmé, surtout bien cadré, avec les focales longues et les plans d’ensemble que je préfère. Beaucoup de scènes sont tournées dans l’appartement de l’auteur, ou par sa fenêtre.

Déçu par Paris, notre personnage s’envole pour New-York. Là tout commence plutôt bien, le chauffeur de taxi afro-américain est tellement ravi d’avoir un Palestinien dans sa voiture qu’il lui fait cadeau de la course et qu’il réveille sa femme au téléphone pour le lui annoncer. Mais les déguisements pour Halloween sont assez glauques, les gens qui font leurs courses Kalachnikov en bandoulière et qui extraient leur lance-roquettes du coffre du taxi ne sont pas vraiment rassurants. La productrice américaine qu’il espère convaincre de soutenir son film l’éconduit sèchement, mais au moins en lui épargnant le baratin culpabilisé du parisien.

Après ces tentatives au loin, retour à Nazareth. Rien n’a changé, les mêmes personnages continuent à tourner en rond sans espoir. On se retrouve dans la maison des parents de l’auteur, puis dans la même oliveraie qu’au début du film, dans les rues de la ville, très belle mais sous anesthésie.

Vite, courez, allez-y !


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