Blog de Laurent Bloch
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Un livre de Kamel Daoud
Zabor ou Les psaumes
Lecture, écriture, panique
Article mis en ligne le 15 octobre 2017
dernière modification le 16 octobre 2017

par Laurent Bloch

Kamel Daoud s’est fait connaître du grand public français par son livre Meursault, contre-enquête, un roman en contrepoint de L’Étranger d’Albert Camus, en ce qu’il racontait l’histoire et le point de vue de l’Arabe anonyme, victime du meurtre dans le texte de Camus. Pour ce roman, qui a bien failli remporter le prix Goncourt (tout le monde a oublié son concurrent plus chanceux), Daoud avait adopté, pour mieux lui répondre, un style apparenté à celui de Camus, parti-pris littéraire justifié, mais la sécheresse volontaire de l’écriture de Camus, si elle traduit sans doute bien le climat oranais, m’a toujours semblé un peu trop ascétique, sauf dans Noces à Tipasa, œuvre de jeunesse, ma préférée même si plus ou moins désavouée par son auteur, qui y donnait libre court à des effusions qu’il a réprimées par la suite.

Or justement dans Zabor ou Les psaumes Kamel Daoud laisse éclater le lyrisme qu’il contenait dans Meursault, contre-enquête, et le résultat est saisissant de verve poétique. Zabor peut se lire à trois niveaux (au moins) : le récit du narrateur, pourvu du don de faire revenir à la vie les agonisants par l’écriture, observé avec méfiance par les habitants du village d’Aboukir en Algérie ; les angoisses, les malaises et les évanouissements de l’enfant en proie à la déréliction et aux brimades de ses condisciples, et qui s’en évade en s’arrimant à l’enseignement scolaire comme à sa planche de salut, et là tout ancien bon élève se reconnaîtra ; la découverte de la magie du texte et de son écriture, où l’on pourra chercher la démarche de l’auteur.

Le récit du narrateur (Ismaël, renommé Zabor) nous offre une plongée anthropologique saisissante dans un univers villageois algérien. Sa mère, répudiée par son père, est morte peu après sa naissance, son père Hadj Brahim, devenu riche boucher, s’est remarié, la belle-mère accuse notre héros d’avoir voulu précipiter un de ses demi-frères dans un puits, le père achète une maison à l’autre bout du village où il installe ce fils dérangeant avec sa tante Hadjer restée vieille fille et son grand-père proche de sa fin. Trois personnages qui n’ont aucune place dans cette société villageoise : le grand-père ne survivra guère, mais l’enfant et sa tante doivent à chaque instant justifier leur existence, l’un parce que, rejeté par son père, il n’appartient plus à aucun groupe familial capable de le défendre, de parler pour lui, l’autre parce que, négligée par les hommes, elle n’a plus de présence possible dans une société où les femmes « ne devaient, de toute leur vie, sortir du foyer que pour le bain, leur mariage et leur propre enterrement ».

Durant l’enfance et l’adolescence, Zabor, disgracié physiquement, desservi par une voix chevrotante, et de plus non circoncis à cause de circonstances que le lecteur découvrira lui-même, tente vainement de se lier aux enfants de son âge, de jouer avec eux, bref, d’établir un lien social, il n’y parviendra jamais. Excellent élève, en français à l’école publique puis en arabe à l’école coranique, il désertera les deux. Son don de prolonger la vie des mourants le fait soupçonner de sorcellerie, mais son rejet radical de la religion restera secret.

À l’âge adulte Zabor s’éprend de Djemila, une femme répudiée mère de deux enfants. « Le corps d’une femme répudiée est la preuve de son impureté », cette opprobre est encore pire que celle qui frappe une vieille fille, elle est comme décapitée. « Depuis des mois, je lui envoie des lettres qu’elle garde et je lui en écris d’autres que je n’envoie pas, destinées à la préserver, à la sauver de la vieillesse, de l’usure ou du suicide. Sa fille Nebbia se charge du courrier avec une discrétion et une gravité qui détonnent avec son âge espiègle. ... Le seul moyen de sauver les femmes décapitées des Mille et Une Nuits, c’est de leur rendre leur propre corps ». Les femmes du village, elles aussi, apparaissent décapitées parce qu’en se montrant à leur fenêtre elles ne peuvent laisser paraître que leur tête.

Peu de livres ont su restituer avec autant de perspicacité et d’ampleur le déséquilibre intérieur qui peut précipiter un auteur dans l’écriture, le lien entre celle-ci et le désir charnel, ainsi que la dialectique entre l’arabe de l’école coranique et le français de l’école publique (et de romans découverts dans un cagibi oublié). Écrire sans s’arrêter, ce n’est pas seulement maintenir en vie les agonisants ou tenter un dernier dialogue avec le père, c’est retarder la fin du monde.


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