Mon grand-père est nommé professeur au lycée de Poitiers en 1908, ma grand-mère et lui habitent d’abord rue Saint-Jacques (aujourd’hui une allée en bordure d’une église dévolue au culte orthodoxe de tradition russe, avenue de la Libération, cependant qu’une paroisse de l’Église catholique orthodoxe de France se tient rue Émile Faguet) avant de s’installer en 1911 à la Mérigote.
Comme il allait de soi à l’époque, ma grand-mère embauche une cuisinière, Berthe Dupont, née en 1888 à Vivonne, qui épousera quelque temps plus tard Alexandre Pasquier, un ouvrier de la Compagnie du Gaz natif du hameau Puy Félix de Saint-Maurice-la-Clouère. Berthe et Alexandre habiteront toute leur vie à la Mérigote, dans la maison de gardien à l’extrémité sud du parc, ils n’auront pas d’enfants. Pendant la seconde guerre mondiale ils sont là, pendant que la famille Bloch est, dans le meilleur des cas, dispersée aux quatre coins de la planète. C’est Alexandre qui apprendra à la famille les tergiversations des acheteurs potentiels de la propriété, venus la visiter à l’invitation du Commissariat général aux questions juives, parce que c’est lui qui en détient les clés. Et quand Berthe et Alexandre auront observé l’attitude de l’officier de la Wehrmacht qui s’y est finalement installé, francophile, plus militaire que nazi, et soucieux de conserver la maison et la bibliothèque en bon état, ils feront en sorte qu’il s’y sente bien, en lui rendant service de temps en temps.
À quelle époque Berthe a-t-elle cessé d’être cuisinière de ma grand-mère ? Je l’ignore, en tout cas au plus loin que remontent mes souvenirs, dans les années 1950, elle et Alexandre étaient à la retraite, ils habitaient la maison de gardien, en échange de quoi Alexandre s’occupait du potager et du jardin et Berthe du poulailler et des lapins. Et ils faisaient fonction de grands-parents pour mes sœurs et pour moi.
Berthe était issue d’une famille très pauvre, on transmettait dans la famille le récit d’une circonstance où elle avait été sévèrement punie par ses parents pour avoir gobé un œuf : les œufs étaient destinés à la vente au marché, pas à la consommation familiale. Nous recevions souvent la visite de sa sœur Louise Chauveau et de son mari, qui habitaient les HLM de Bel Air à Poitiers.
Alexandre était né dans une famille un tout petit peu plus prospère, il était très fier de sa nièce boulangère à Marnay, une réussite notable.
Alexandre essayait, sans grand succès, de nous rendre un peu plus dégourdis, mes sœurs et moi, de nous apprendre à planter des radis, d’autres activités agraires.
Berthe est morte au début des années 1960, d’une maladie de cœur. Alexandre fut inconsolable, je me souviens de lui, des journées entières, assis sur en banc du jardin, en larmes.
Puis, le temps passant, il s’est acheté une moto, chose impensable du vivant de Berthe. Le modèle le moins cher du marché, une Peugeot 125 cm³ avec levier de changement de vitesse à la main, et aux commandes de cet engin il parcourait la France, allait assister aux compétitions de moto-cross des environs, ou aux enterrements de ses amis et connaissances, sa principale occasion de sociabilité. Il avait fait de la moto du temps de sa jeunesse, c’était une nouvelle vie pour lui.
Au bout de quelques années, ce devait être à la fin des années 1960, peut-être 1966, il lui fallut se rendre à l’évidence : la moto, ce n’était plus possible physiquement pour lui. Il s’est acheté une voiture, une 2CV Citroën, et il m’a vendu la moto pour une somme symbolique. Je venais juste de passer mon permis de conduire. Là aussi il m’a enseigné des choses pratiques : comment démonter l’embrayage de la moto (multi-disques à bain d’huile) pour changer l’huile, comment nettoyer le carburateur d’une 2CV ou d’une Renault 4L...