Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Livres de Houria Bouteldja, de Joann Sfar, de Dror Mishani :
Arabes, Juifs, Palestine, Israël...
Article mis en ligne le 12 juillet 2025
dernière modification le 13 juillet 2025

par Laurent Bloch

Comme beaucoup de mes lecteurs, j’imagine, j’ai été révolté tant par les exactions immondes du Hamas et de ses suiveurs le 7 octobre 2023 que par les représailles génocidaires du gouvernement et de l’armée israélienne qui ont suivi et qui se poursuivent à l’heure où j’écris ces lignes. Je sais, bien sûr, qu’après des décennies d’oppression quotidienne et d’interventions meurtrières de l’armée israélienne, on ne peut espérer de la population de Gaza une grande empathie pour des Israéliens, fussent-ils étrangers à ces opérations coloniales, et il n’est pas surprenant que des individus en déshérence commettent des actes épouvantables. Et cela ne justifie en rien les représailles israéliennes, tout aussi gratuitement sanguinaires, totalement disproportionnées, et indignes d’un État membre de l’ONU.

Je me rallie au jugement des observateurs les plus lucides, tel Jean-Pierre Filiu : « le gouvernement Netanyahou et la direction du Hamas, en dépit de la guerre acharnée qu’ils se livrent, voient leurs intérêts converger pour déformer la réalité de Gaza. » Netanyahou n’a que faire des otages et de la sécurité des citoyens israéliens, cependant que le Hamas n’hésite pas à plonger la population de Gaza dans un désarroi absolu pour atteindre ses objectifs de dictature islamiste. Notons aussi que la Hamas a assassiné beaucoup plus de Palestiniens que d’Israéliens, et que quiconque s’oppose à lui dans Gaza est assuré de mourir bientôt. Netanyahou et le Hamas sont bien d’accord sur un point : pas de paix, pas de cessez-le-feu, pas de négociations, on continue la guerre à outrance.

Écouter les informations, lire la presse, est déprimant : je me suis abonné à Haaretz mais n’ai guère le courage de lire ses articles qui dépeignent les horreurs commises par l’armée israélienne, meurtres d’enfants, de personnels soignants, de journalistes... Alors je me tourne vers les livres, qui donnent plus de recul, moins d’angoisse.

Houria Bouteldja

Houria Bouteldja a publié Les Blancs, les Juifs et nous (aux éditions La Fabrique) en 2016, donc bien avant les événements actuels. Je n’avais pas lu ce livre, que j’avais entendu accuser des pires horreurs : antisémitisme, homophobie, et j’en passe. Je me suis dit que la période était propice à la formation d’une opinion personnelle : après lecture, je ne suis pas forcément d’accord avec tout, mais j’ai trouvé ces accusations infondées. Houria Bouteldja a par exemple été accusée de dissuader les femmes racisées violées par des hommes racisés de porter plainte, par solidarité racisée. Comme souvent cette accusation repose sur une citation complètement déformée ; voici le passage exact :

« À la question “pourquoi n’avez-vous pas porté plainte”, la victime noire d’un viol répond à l’interviewer, lui-même noir :

“Je n’ai jamais porté plainte parce que je voulais vous protéger. Je ne pouvais pas supporter de voir un autre homme noir en prison.” »

On constate d’abord qu’il ne s’agit pas d’une prise de position de l’auteure mais de la citation de l’interview d’une victime, et qu’il n’y a là aucune prescription, ce que la suite du texte explicite. J’en conseille vivement la lecture, d’autant plus que Madame Bouteldja a un style enlevé et une pensée agile.

« Fusillez Sartre ! »

Le premier chapitre est consacré à Jean-Paul Sartre, déchiré entre son soutien sans faille à la révolution algérienne, et même à la prise d’otages israéliens par Septembre Noir lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, mais il n’en restera pas moins jusqu’à la fin un défenseur inconditionnel d’Israël. « En cela, il est une allégorie de la gauche française de l’après-guerre. » Là, Houria Bouteldja enchaîne par un éloge de Jean Genet où je ne la suivrai pas, et par des citations d’Aimé Césaire bien plus pertinentes :

« “Le nazisme est une forme de colonisation de l’homme blanc par l’homme blanc, un choc en retour pour les Européens colonisateurs : une civilisation qui justifie la colonisation […] appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.” En effet, Hitler, écrit Césaire, a “appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique”. »

« Vous, les Juifs »

Passons au troisième chapitre, intitulé Vous, les Juifs, où l’auteure analyse la similitude des positions dans la société générale française (ou occidentale en général) des Juifs d’une part, des minorités noire et arabe d’autre part ; sur ce terrain elle rejoint James Baldwin qui décrit ainsi la situation aux États-Unis : « quand le Noir hait le Juif comme Juif, il le fait en partie parce que la nation le fait, et cette haine ressemble douloureusement à celle qu’il a pour lui-même », et de même lorsque des Juifs adoptent la posture raciste de la société majoritaire à l’égard des Noirs. Houria Bouteldja consacre une bonne partie de ce chapitre à analyser la position des groupes minoritaires qui, pour détourner l’hostilité du groupe majoritaire, se tournent contre d’autres minorités. Et je la rejoins sans restriction lorsqu’elle écrit : « L’antisionisme sera aussi l’espace de la confrontation historique entre vous et les Blancs, l’opportunité pour les seconds de vous demander trois fois pardon : une première fois pour le génocide, une deuxième fois pour ne pas vous avoir rétablis, après 1945, dans une pleine citoyenneté européenne et sans conditions, et enfin de vous avoir offert une prison à ciel ouvert : Israël. L’antisionisme sera aussi et enfin l’espace de la confrontation historique entre nous et les Blancs, l’opportunité pour les seconds de nous demander pardon pour le cynisme avec lequel ils se sont lavés de leurs crimes sur notre dos. L’antisionisme est ce territoire où se révèlent au grand jour les deux victimes principales du projet israélien : les Palestiniens et les Juifs, et où apparaît le bénéficiaire premier : l’Occident. Lorsque les Blancs rompent avec le philosémitisme béat, ils prennent le chemin le plus court pour mettre fin à l’antisémitisme. Pas seulement l’antisémitisme d’extrême droite, des vulgaires fachos. Celui de la république. Celui qui est tapi au fond des démocrates, celui qu’ils n’ont jamais réussi à extirper et dont ils redoutent le réveil faute d’avoir renoncé à la blanchité. C’est ce qui les condamne à traquer l’antisémite partout, même là où il n’est pas, et à errer le long du précipice au fond duquel les attend, patiente et gourmande, “la bête immonde”. Lorsque vous rompez avec le sionisme, vous prenez le chemin le plus court pour mettre fin à ce cercle infernal où sionisme et antisémitisme s’alimentent sans cesse et dans lequel vous ne cesserez jamais de vous perdre. »

Et aussi : « Lorsque certains d’entre nous, mal dégrossis, s’invitent dans le débat républicain avec leurs pataugas, quelque part, ils vous sont utiles. Lorsque par exemple ils s’en prennent à la mémoire du génocide, ils touchent à quelque chose de bien plus sensible que la mémoire des Juifs. Ils s’en prennent au temple du sacré : la bonne conscience blanche. Le lieu à partir duquel l’Occident confisque l’éthique humaine et en fait son monopole universel et exclusif. Le foyer de la dignité blanche. Le bunker de l’humanisme abstrait. L’étalon à partir duquel se mesure le niveau de civilisation des subalternes. »

Dans ma jeunesse j’ai appartenu à un groupe de Juifs antisionistes. Plus tard, en lisant Shlomo Sand, je me suis demandé si je ne devrais pas plutôt adopter comme lui la qualification « non sioniste », puisqu’il était clair que l’État d’Israël était bien établi et qu’il était hors de question de réclamer sa disparition, d’ailleurs impossible. Mais aujourd’hui, quand Israël entreprend des conquêtes coloniales de grande envergure et avec des procédés particulièrement inhumains, l’adjectif antisioniste, c’est-à-dire opposé au colonialisme israélien, s’impose à nouveau.

Laïcité, Islam, voile

Le dernier chapitre parle de laïcité, d’Islam et de suffisance blanche : je n’en parlerai que brièvement, pour rappeler que la laïcité établie par la loi de 1905 est une loi de liberté religieuse, de non-intervention de la religion dans les affaires de la République et réciproquement. Bref, si ceux que Houria Bouteldja nomme « les Blancs » (Français d’origine majoritaire si l’on veut être politiquement correct et conforme à la terminologie de l"Ined et de l’Insee) veulent que les femmes musulmanes portent moins le voile, ce qu’ils ont de mieux à faire, dans le respect de la loi, c’est de leur ficher la paix. Et plus ils pousseront des cris d’orfraie hypocrites, plus les Musulmans seront tentés par le repli dans la fierté identitaire.

Bref, je conclurai ainsi ce passage : l’hypocrisie de certains Français d’origine majoritaire consiste à accepter les Arabes à condition qu’ils ne soient pas trop arabes, les Juifs, à condition qu’ils ne soient pas trop juifs, etc. Avec des nuances : certains sont plus pour les Arabes, d’autres plus pour les Juifs... Pour une bonne partie de la gauche française, ce type de bonne conscience a supplanté la loi de 1905 au profit d’un soi-disant anti-wokisme dont Caroline Fourest est une représentante emblématique. Bref, pour une certaine « gauche », un alibi commode pour tenir des propos racistes en toute bonne conscience.

Joann Sfar

Depuis le 7 octobre 2023 Joann Sfar a publié deux gros albums de bandes dessinées, Nous vivrons (2024) et Que faire des Juifs ? (2025). Son ascendance est juive d’Afrique du Nord du côté paternel et juive d’Europe de l’Est (l’ancien royaume de Pologne, divisé aujourd’hui entre la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie et quelques autres pays) du côté maternel. Il se déclare fermement pro-palestinien. Je partage avec lui pas mal d’angoisses et d’interrogations, même si pas toujours avec les mêmes ébauches de réponses.

Dans ces albums l’auteur donne la parole à de nombreux interlocuteurs, en majorité des interlocutrices d’ailleurs, avec des points de vue variés, mais dans l’ensemble surtout des Juifs libéraux, soucieux du sort des Palestiniens, hostiles au gouvernement de Netanyahou, partisans (sans grand espoir à court terme) de « la solution à deux États ». Cette solution est d’ailleurs formulée avec une grande clarté avec un de ces interlocuteurs, avec qui pourtant je ne partage guère d’idées, Frédéric Encel : pour que cela marche, il faut que le gouvernement Netanyahou s’en aille, que le Hamas désarme et cesse de gouverner Gaza, que la Cisjordanie soit décolonisée. Ces trois conditions sont inséparables : en effet Netanyahou et sa clique n’accepteront jamais la décolonisation, le Hamas n’acceptera jamais ni de désarmer ni la solution à deux États, ils doivent donc céder la place.

Comment décoloniser la Cisjordanie, où vivent quelques 600 000 colons, 800 000 en comptant Jérusalem Est, alors que l’expulsion des 6000 colons de Gaza en 2005 a failli déclencher une guerre civile en Israël ? Frédéric Encel rappelle qu’il existe un plan qui avait été accepté à Oslo par les Palestiniens et par les Israéliens : annexion par Israël de quatre zones urbaines où résident la plus grande partie des colons, et annexion par la Palestine d’une surface équivalente de l’actuel territoire israélien. Bon, on imagine immédiatement les difficultés et les contestations, par exemple s’il devait s’agir d’échanger la majeure partie de Jérusalem Est contre un morceau de désert du Négev, ce ne serait sans doute ni juste ni réaliste, mais cela pourrait être une base de discussion. Et il faut répéter que ni le gouvernement de Netanyahou ni le Hamas n’accepteraient un plan de ce type, ou différent, c’est la guerre qui les fait vivre, ce pourquoi la paix suppose leur éviction.

Les deux livres de Joann Sfar sont riches de témoignages et de réflexions, notamment d’Israéliens confrontés à la situation sur place, par exemple un militaire engagé dans les opérations à Gaza. Les témoignages d’étudiants et de lycéens juifs confrontés en France à des manifestations d’antisémitisme de leurs condisciples sous prétexte de soutien à la cause palestinienne sont particulièrement désolants, ils manifestent surtout une ignorance insondable de la question israélo-palestinienne, ainsi que la permanence dans la société française d’un bruit de fond raciste qui n’attend qu’une occasion pour se manifester.

Je savais depuis longtemps que le racisme se distinguait de la xénophobie ordinaire, entre autres, parce qu’il était mû par deux passions irrationnelles : les impensés religieux et sexuel (ce pourquoi par exemple les blagues sur les nazis sans prépuce sont racistes). Joann Sfar m’en a fourni une troisième : la joie procurée par le déferlement raciste, celle qui s’empare du raciste de base, un pauvre type mariné dans le ressentiment, lors du pogrom (qui n’est pas réservé aux Juifs, on peut en observer aujourd’hui en Cisjordanie).

Cela dit Joann Sfar devrait ajouter à la liste de lectures qui clôt Que faire des Juifs ? les livres d’Ilan Pappé et de Jean-Pierre Filiu, qui élargiraient son point de vue vers le versant palestinien du drame en cours. La principale critique que je peux en effet adresser à ses livres, c’est de présenter le conflit israélo-palestinien comme symétrique, ce qui n’est pas le cas. Il y a un colonisateur et un colonisé. Même si l’on condamne les exactions du Hamas le 7 octobre 2023, il n’y a aucune commune mesure entre ce qu’ont subi les Israéliens ce jour-là et ce que subissent quotidiennement les Palestiniens depuis 19 mois, un génocide à Gaza et une vague de pogroms par les colons israéliens en Cisjordanie.

« Au ras du sol » de Dror Mishani

Le livre de Dror Mishani est sous-titré Journal d’un écrivain en temps de guerre ; c’est exactement cela : le matin du 7 octobre 2023 il se réveille à Toulouse, où il participait à un festival de littérature policière, et il trouve un message de son épouse Marta, depuis Tel-Aviv, « Bonjour, ici, c’est un sacré bordel. » Elle est cachée avec leurs enfants adolescents dans la chambre forte de leur appartement. À cette heure matinale la nature des événements est encore très mal connue, mais les sites d’informations israéliens diffusent en boucle une vidéo de l’attaque du commissariat de Sdérot par le Hamas, filmée par les assaillants. « Les reporters et les présentateurs des infos ne comprennent pas. Des centaines de roquettes continuent à pleuvoir sur le pays. Où est l’armée ? Selon plusieurs rumeurs, des terroristes se seraient introduits dans des kibboutz et auraient aussi pris le contrôle de bases militaires. » Petit à petit l’ampleur de l’attaque (et la faiblesse de la riposte défensive) se précisent.

Face à des événements dont ils ignorent l’ampleur et dans une certaine panique, l’auteur et sa femme hésitent entre plusieurs options : par exemple évacuer toute la famille en Angleterre chez les parents de Marta, qui est sujette britannique d’ascendance polonaise (catholique). Ces projets sont contrariés par l’interruption des vols de la plupart des compagnies aériennes. Finalement, Dror Mishani décide d’écourter son séjour toulousain et de rentrer en Israël (après quand même une séance de signature de traductions françaises de ses romans policiers).

Dror Mishani et les gens qu’il fréquente sont des Israéliens libéraux, partisans de la paix et d’une solution à deux États, conscients de ce que vivent les Palestiniens : « il y a quatre mois, tu imaginais avec effroi ta ville transformée en champ de ruines à cause de la guerre. Aujourd’hui, à Gaza, dans un champ de ruines bien réel celui-là, des femmes, des enfants et des hommes essaient de survivre au milieu du chaos et de la destruction que l’on provoque en ton nom aussi. » Tiens, lui aussi, comme moi, a été éveillé (woke ?) par Adam Shatz : « je trouve une nouvelle biographie de Frantz Fanon, Frantz Fanon : Une vie en révolutions, d’Adam Shatz. (Il y a quelques années, Fanon était un de mes auteurs de prédilection, je voulais même le traduire en hébreu, et dans le premier livre que j’ai écrit, il est présent à toutes les lignes. Je ne connais aucun autre écrivain qui ait, mieux que lui, décrit l’influence de la répression et de la guerre sur l’âme humaine. Je commence à écouter cette biographie, et ses livres – Peau noire, masques blancs, Les Damnés de la terre – remontent aussitôt dans ma mémoire.) ».

Ce livre est passionnant parce qu’il raconte au jour le jour une successions d’événements dramatiques, et en même temps la façon dont l’auteur et ses proches y réagissent, stupeur, effroi, perplexité... Sa fille adolescente connaît bien sûr un épisode nationaliste, la grand-mère de sa femme, qu’il a connue à Varsovie, meurt et ils vont en Angleterre pour la messe de funérailles dans l’église de Coventry. Et les événements prolifèrent, guerre avec l’Iran, au Liban... Comment continuer à vivre dans un État dont on constate à longueur de journées qu’il commet des crimes en votre nom ?